Shame film américain de Steve McQueen avec Michael Fassbender, Carey Mulligan, James Badge Dale.
Steve Mc Queen est avant tout un plasticien anglais renommé, qui a déjà eu les honneurs de la Biennale de Venise en 1999, et qui pour son deuxième long-métrage, après Hunger, fut récompensé par la caméra d’or en 2008 au Festival de Cannes. Il donne à voir dans son dernier opus Shame (honte), un film construit sur toute une série de plans qui sont d’autant d’installations plastiques. Celles-ci enserrent dans leur étau de lieux et d’espace (appartement désert, métro, bureau de trader, rues d’une ville aux ombres passantes, miroirs et vitres…), un être pris comme un insecte dans une boîte, comme dans l’aquarium de sa solitude et de son refus d’aimer. Brandon, le héros, enfin plutôt l’objet d’expérimentation du film est joué par Michael Fassbender hallucinant de douleur intérieure. Ce film semble des courses, des longues traversées dans le métro qui permettent une galerie de personnages comme photographiés à leur insu comme jadis un Walker Evans. Tout est poursuite échevelée du sexe hygiénique et sans sentiment.
Un trop-plein de salissures le fait courir hagard entre son travail, quelques prostituées, des rencontres furtives. Même le disque dur de son ordinateur finit par vomir l’entassement de toutes ces images vaines de ce plaisir qui tourne à l’onanisme, et ne se relance que dans la pornographie.
Vouloir faire de ce film oppressant, sec, un film à scandale sur le sexe est une erreur. Car c’est un voyage au bout du vide des sentiments au crible de la possession charnelle éphémère, et qui se délite impitoyablement.
Ce film de Steve Mc Queen s’il montre longuement des corps nus, surtout celui du personnage principal qui dans une très longue scène d’ouverture fait voir sa nudité en marche qui ne montre que la peau vide des sentiments et la tristesse de la chair.
Shame n’est en rien un film sur le voyeurisme sexuel, et les amateurs de scènes torrides vont être fort marris. Car seule la descente, non pas aux enfers où il se meut tous les jours entre un incertain travail et sa chasse d’orgasme est esquissée.Puis vient une sorte de rédemption causée par l’irruption de sa sœur, à qui le lie sans doute de lourds secrets et une attirance incestueuse.
Cette sœur n’apparaît longtemps que par la voix angoissée d’un répondeur, puis par son irruption comme un viol dans l’intimité ouatée du frère, pris entre ses rituels bien réglés de vie. Avec sa folie elle est humaine et introduit le visage de l’autre dans la cécité sentimentale de son frère. Elle est l’instrument du dévoilement et de la rédemption.
Et puis cette scène magnifique où elle chante plus que lentement, comme une litanie du souvenir, New York, New York dans un club de seconde zone, et les larmes adviennent aux yeux de son frère, plus malade de son enfance que du sexe. Cette sœur Sissy aussi atteinte que lui est jouée, transcendée, par Carey Mulligan. Cette sœur va lancer des appels d’amour, que son frère ne pourra accepter qu’au bout de sa nuit, et qu’après le sacrifice du sang.
La seule image émouvante d’un corps nu sera celle de Sissy prenant son bain, car Brandon ne douche que lui-même et la nudité des autres n’est qu’une voie de passage. Il va vouloir résister à ce retour du passé et s’enfonçer encore plus dans le glauque. Une scène d’amour à trois, véritable ballet chorégraphique en fondus enchaînés est terrifiante, car c’est un visage tordu par la douleur et la honte qui hurle de terreur à la fin devant nous, il résonne en nous, et glace durablement tout désir.
On a dit, comme pour exorciser ce film que bien sûr l’acteur était génial, et Michael Fassbender s’est vu décerner cette année la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine lors de la Mostra de Venise. Mais c’est oublier que c’est le film qui est d’une étrange beauté et le metteur en scène ordonnateur par l’intense beauté qu’il communique au mal qui court dans son film.
Il faudrait parler de bien des scènes qui continuent à nous hanter des jours entiers. Les personnages souvent de dos, Brandon en sacrificé, mains contenant sa douleur, les deux scènes du métro, l’une de séduction par l’apparition d’une fille sublime, et l’autre à la toute fin où Brandon la laisse s’enfuir alors qu’elle voulait se donner, la tentative de lier une relation normale avec sa collègue de bureau et qui se termine par un fiasco, car Brandon ne saurait avoir des relations égalitaires, les scènes d’amour entrevues dans une tour d’immeuble et rejouées comme un hoquet sinistre comme on punaiserait un papillon sur un mur, celle aussi devant des poubelles, la descente dans les backrooms où il ne maîtrise plus rien. En fait la scène la plus obscène est uniquement en paroles explicites devant une machine à sous et en présence de l’ami de sa confidente figée, fascinée. C’est un appel à la crucifixion, en tout cas à une demande de se faire massacrer. Il faut citer encore la course folle dans les rues, merveilleux moment cinétique de la caméra. L’utilisation fréquente des arrière-plans ajoute à la criante solitude qui émane de ce film. Et Brandon est le plus souvent montré après ses actes sexuels, désemparé et non comblé.
« Nous ne sommes pas mauvais, nous venons d’un endroit mauvais », dira sa sœur.
Et puis tant d’autres scènes comme ce simple basculement de plan au restaurant où l’impossibilité de communication se lit par un changement à 180 degrés de la caméra qui ne verra plus les deux personnages que de dos, car les visages sont déjà en fuite. La séquence de mise au déchet des compagnons d’infortune de son addiction, revues, ordinateurs, ne sera qu’une étape, une mise sur le trottoir, et la dernière plongée dans l’abjection devra lui faire toucher le fond de la détresse. Sa sœur en sera la victime suicidaire et de ses veines coupées sourdra enfin le flot des sentiments envers l’autre. Car seule la projection d’une prostituée sur son ordinateur l’appellait jusqu’alors par son prénom et lui disait qu’elle le comprenait.
Les couleurs utilisées par le plasticien-metteur en scène sont des couleurs froides : le blanc livide de l’appartement de Brandon, les bleus tristes et les verts inquiétants de la ville presque fantôme et du métro, sorte de transport dans les cercles de l’enfer, quelques éclairs de rouges comme autant d’agression infernale (bars, cabaret, backrooms).
Nous sommes dans l’univers des surfaces glacées.
Le héros porte en lui la haine de soi-même et le mépris des autres. Tout est objet comme son travail qui semble être dans la finance, tout est consommation, et puis rejet en déchet après usage.
Steve Mc Queen utilise les répétitions pour montrer l’enfermement, le cercueil de chair où est prisonnier Brandon. Ce ne sont que des accumulations qui tirent plus le film vers l’art vidéo que vers le cinéma, tout un monde est vu au travers d’un moniteur, d’un écran d’ordinateur.
L’habillage sonore est d’une simplicité bouleversante, souvent du Bach sous les doigts de Glenn Gould, et cette musique humaine qu’est le souffle de Brandon présent même hors de l’image. Beaucoup de déconstruction des scènes (visage tuméfié de Brandon hantant le métro avant toute la scène de la bagarre par exemple). Steve Mc Queen a réussi une alchimie de la répulsion de la chair, et savoir ainsi diriger ses acteurs est exceptionnel. Brandon ne cesse de nous regarder pendant tout le film. Car son reflet dans la glace ne lui renvoie que son rien. Ce film est frontal.
Ce film n’est pas un beau film, et l’on en sort hagard, tant il est froid entomologiste, glacial. Pourtant Shame est un grand film, dont il est difficile de déceler toutes les richesses plastiques en une seule vision, la sobriété confinant dans une froideur voulue et terrible, l’urgence du désir devenant une prison dorée et une spirale vers la folie. C’est une peinture du désespoir. Tout semble distancié, clinique parfois, entre acte sexuel et hurlement de terreur interne.
C’est un film tragique, étrangement fascinant, inquiétant. C’est un film d’art plastique et de douleur mêlé.
Gil Pressnitzer
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