Voir article précédent annonçant le spectacle.
Quand Philippe Fénelon n’est pas satisfait du traitement de Faust par Gounod et autres, c’est une hypothèse, il écrit son propre Faust, quitte à s’éloigner pas mal de celui de Goethe mais, après tout, c’est son Faust, livré sur scène et soumis à la démesure d’un Pet Halmen. Là, hélas, c’est bien la Turandot de Puccini qui prend un coup sur la tête, vidé de sa substance originelle, son livret, et dont on n’apprend strictement rien de plus.
Que n’a-t-il pas pris sa plume, ce cher démolisseur de chefs-d’œuvre, le dénommé Calixto Bieito, et écrit sa propre Turandotte, comme d’autres s’y sont essayé, pour faire subir à celle qui ne lui appartient pas tout ce que son imaginaire puisé, qui sait ? dans un Mein Shaft new-yorkais revu en version hétéro éculé peut lui inspirer. Dans le livret tiré d’une fable, ce metteur en scène d’opéra donne un grand coup de sex-toy. Et en avant la fille violée titubante, la culotte sanguinolente au cas où l’on ne saisirait pas, le manège des putains sous cellophane, les filles qu’on tire par des laisses, les choristes qu’on frappe à défaut de “palucher“, qu’on déshabille car la nudité, c’est ça le nerf de la guerre de toute nouvelle scène qui veut se faire remarquer. On déshabille autant dans les entrepôts chinois ? L’ennui, c’est que Mr Bieito ne se renouvelle guère, tel est le problème de ce metteur en scène à scandales qui ne nous a rien appris sur son Trouvère à Edimbourg, ou son Bal masqué au Liceo, encore moins sur son Enlèvement au sérail à Berlin.
Mais il a de la chance, cet adepte du laid, de pouvoir ainsi financer de quoi polluer nos pauvres yeux dont la rétine est régulièrement agressée par cette succession de tableaux qu’une nouvelle frange de spectateurs d’opéras semble apprécier. Ou quand le beau ne les fait plus jouir et qu’il faut se réfugier dans le trash pour espérer une quelconque et vague érection masculine surtout, car, bonjour le traitement de la gent féminine. Mais c’est vrai qu’il faut nous informer du quotidien de ce pauvre monde. Et pour ceux qui ne comprendraient pas que l’empereur Altoum est vieux, sénile, autant le faire déambuler à poil et en couches de protection pour résident de maison de retraite. C’est ça la création.
Hélas, trois fois hélas, pour ceux venus à l’opéra pour jouir, sainement ? de ce délicat compromis entre musique, chant et théâtre. La princesse est dite cruelle, sanguinaire, elle décapite ses prétendants : il faut donc du sang, et du sang encore. Si ça, ce n’est pas du premier degré. Et encore, on a de la chance, c’est le seul liquide organique sur scène, le petit vomi n’entrant pas dans la catégorie. Le Capitole n’a pas eu droit au pire.
Elle, la princesse, s’est transformée en patronne d’une fabrique de poupées, chinoises bien sûr, quelle idée originale. Ouvriers et ouvrières sont maltraités, passés à tabac, mais aussi obsédés par le sexe, et donc, ils se distraient sur place. Il ne manque plus que les scènes de viol, non pas en coulisses mais sur scène. Cela viendra sûrement. On cherche le lien avec le déroulement du livret si difficilement mis au point par un certain Giacomo Puccini. Si vous le trouvez, faites signe. Mais ce n’est pas en montrant violence, brutalité, sexe à tout va, jetés en pâture sur le devant de la scène, banalisés chaque jour un peu plus, on le sait, que tout cela va cesser pour autant , que le monde sera moins cruel, et l’actualité moins atroce. Assez de ce “moralisme“.
On étouffe, visuellement, jusqu’à en avoir les oreilles qui se bouchent. Même les splendeurs musicales de la partition, car il y en a, merci à tous les présents dans la fosse d’orchestre, et à la direction d’orchestre, sont annihilées par ce fond de scène sans intérêt sur lequel est projeté une vidéo parfaitement inutile, qui n’apporte strictement rien. On compatit avec figurants et choristes, ces derniers, remarquables. Eh oui, Puccini a écrit des pages remarquables pour eux. Difficile de les faire passer à la trappe. Alfonso Caiani a tout fait pour nous les rendre au mieux, merci. Mieux mises en valeur ? Il n’en sera pas question. Ils chanteront donc dans les pires des conditions. Une mise en scène loin des clichés, « tout cela afin que la musique puisse respirer plus librement… », dixit notre chargé de mise en scène. On aimerait s’en persuader. Sur des cartons, on lit TRAÎTRE, mais qui est le traître ? On lit aussi POESIA, mais où est-elle ?
Ping, Pang, Pong sont ridiculisés, et finissent leur trio en travelos à tendance homos, tiens, ça manquait. Il paraît que ça “colle“ avec le livret !! De leur rôle souhaité dans le livret d’origine, il ne reste rien, rien, rien. Et pourtant, leurs voix sont au rendez-vous. Quant à leur passage à tabac de ce pauvre Calaf, il est sans fin. Le meurtre en bord de plateau de son père, Altoum, est une scène immonde et inutile. Dureté du moment pour Luca Lombardo, doublure préposée tout de même de Roberto Alagna dans le Rodrigue du Cid, il y a peu.
Pauvre princesse, ton air d’entrée, ce sera dos au public. C’est certain que In questa reggia dans cet antre, n’a guère de signification. La montée en puissance au cours de la scène des trois énigmes n’a guère d’impact malgré l’orchestre et les chœurs.
Enfin, courageuse Liù qui arrive à si bien capter notre émotion au milieu de ces immondices. Dont on prend l’habitude car son suicide en bord de scène ne nous fait même plus sursauter. Par contre, les pages sublimes qui suivent, il faudra les écouter à nouveau chez soi.
En grand usurpateur, Calixto Bieito et son équipe ont décidé de jouer les Toscanini à la création et d’arrêter l’opéra après la mort de Liù. Enfin, pas tout à fait, mais les trois ou quatre minutes d’interruption ont littéralement plombé la fin du spectacle. Dommage.
On remercie Elisabete Matos, Alfred Kim, très grand Calaf, Eri Nakamura, très grande Liù, pour leur prestation vocale, et scénique, et on espère surtout les revoir en d’autres circonstances. Comme pour Ping et Pang et Pong, et Timur et Altoum. Quant à l’accueil du public, il fut à la hauteur de l’événement, enthousiaste pour chaque élément de la distribution vocale, et quelle distribution vocale, répétons-le, enthousiaste pour les Chœurs et la Maîtrise, enthousiaste pour le chef Stefan Solyom et l’orchestre, enthousiaste jusqu’au salut de la mise en scène où là, ce fut différent, et du parterre jusqu’au paradis. Quand bravos et huées s’entremêlent. Le pire serait de dénigrer la réaction défavorable d’une partie du public. Mais la très grande majorité des spectateurs est venue pour assister à leur premier Turandot de Puccini, et si côté musique et chant ils sont comblés, côté théâtre, ils ont été floués.
Au bilan, que peuvent-ils vous souhaiter, Mr Bieito ? Que vous mettiez toute votre intelligence de la scène au service de la beauté de l’opéra dont vous vous êtes, hélas, emparé et non au service de la laideur dont vous essayez à tout prix de le recouvrir. On dit que devant l’appel inamissible au dépassement que suscite la nostalgie de la beauté, cette splendeur du vrai, il est normal d’avoir peur, on vous répliquera : « Ne reculez pas Mr Bieito, il faut y aller, vous le pouvez. »
Michel Grialou