Lecture au Théâtre du Pavé, par Corinne Mariotto et Denis Rey, des entretiens Duras/Mitterrand : un face à face intime et libre évoquant la littérature, l’engagement et les convictions politiques, et des souvenirs de guerre tragiques et mouvementés. Magistral.
Après avoir emprunté son boa à Jacqueline Maillan, Corinne Mariotto (photo) nous revient dans une lecture d’entretiens dans la peau de Marguerite Duras face à Denis Rey en François Mitterrand. Marguerite Duras et François Mitterrand : deux figures historiques à la destinée hors du commun. Ces deux-là se sont rencontrés en 1943, pendant l’Occupation. François Mitterrand dirigeait le réseau RNPG (1) sous le pseudonyme de Morland. Elle, n’avait pas encore publié son chef d’œuvre « la Douleur ». Et pour cause, ce roman édité en 1985 est le récit de l’arrestation de son mari Robert Antelme, en 1944, rue Dupin à Paris. Déporté à Dachau avec sa sœur Marie-Louise, cette dernière y décédera. Robert, lui, sera retrouvé moribond et évacué du camp nazi par… Morland-Mitterrand lui-même. Réalisé entre 1985 et 1986, « le Bureau de poste de la rue Dupin et autres entretiens » est un face à face intime et libre évoquant la littérature, l’engagement et les convictions politiques, et ces souvenirs de guerre tragiques et mouvementés qui ont lié indéfectiblement le futur président de la République et la grande dame de la littérature, auréolée du Prix Goncourt (2). Ils ne se perdront jamais de vue, jusqu’à leur mort : lui, en janvier 1996, elle, trois mois plus tard.
À travers une lecture à deux voix, Corinne Mariotto et Denis Rey, comédiens talentueux et perfectionnistes, nous offrent cet incroyable moment de rencontre. Fuyant l’écueil de l’imitation de ces deux personnalités aux timbres vocaux et aux tics de langage si souvent parodiés, ils font surgir leurs figures par un rythme de la parole, une tenue vestimentaire et un positionnement du corps dans une évocation qui touche à la grâce. Corinne Mariotto – à l’initiative de ce projet qui a vu le jour la saison dernière au Théâtre du Grand Rond – s’est attachée à retranscrire tous les entretiens audio pour donner à cette joute la vivacité, la spontanéité et le naturel de l’oralité, échappant ainsi au formalisme littéraire de l’édition papier. Les paroles se chevauchent, s’entrecoupent, se répètent, tâtonnent, trébuchent, dans un échange qui relève davantage de souvenirs communs et de réminiscences du passé que d’un jeu de questions-réponses calibré. Le résultat est délicieux.
Dans le second entretien intitulé « le Ciel et la Terre », Mitterrand et Duras quittent la période de la Résistance du « Bureau de poste de la rue Dupin » pour s’entretenir de politique étrangère, des rapports entre l’Amérique et l’URSS, des relations France-Afrique… Marguerite Duras y fait parfois preuve d’une naïveté agaçante et touchante face à un Mitterrand amusé et toujours patient envers son amie, inébranlable face à la provocation faussement innocente de celle qui lui déclare : «depuis quelque temps je suis devenue beaucoup plus connue que vous, et ça dans le monde entier. C’est étonnant, non ?». On sourit nostalgique et amusé à ces paroles d’une grande liberté, nous rappelant qu’elles appartiennent à une époque révolue tant elles échappent au jugement politique et au formatage médiatique. C’est aussi tout un pan de l’histoire de la France dans lequel nous transportent ces entretiens, avec ce sentiment d’intimité partagé face à l’amitié mémorielle d’un homme et d’une femme qui ont embrassé le même destin: être parvenus à s’extraire de leur modeste condition sociale originelle, pour porter haut l’idée de la culture et du politique. Pendant deux heures, ils sont apparus sous nos yeux dans leur plus belle humanité.
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
Du mardi 10 au samedi 14 mars, 20h00 (première partie) et 21h30 (deuxième partie),
au Théâtre du Pavé, 34, rue Maran, Toulouse. Tél. 05 62 26 43 66.
(1) Rassemblement national des prisonniers de guerre
(2) Pour « l’Amant », en 1984