Quand Gaspard Proust parle de vin, cela n’a pas de prix.
Dans le monde du vin, on connaissait les « buveurs d’étiquettes », ceux qui pensent que le prestige d’une appellation ou d’un domaine (en général à Bordeaux, en Bourgogne ou en Champagne) rejaillit sur eux quand ils consomment ou qu’ils exhibent sur leur table une bouteille comme signe extérieur de richesse. Grâce à une interview du comique et comédien Gaspard Proust, dans la livraison de février de Technikart, nous avons pu découvrir une subtile variation de ce concept : le « buveur de prix » ou le « buveur de devises ».
Invité par le mensuel à délivrer son usage et son goût de la dive bouteille, celui qui dut notamment sa célébrité au fait d’avoir qualifié respectivement Nicolas Sarkozy et Carla Bruni de « beauf à gourmette » et de « pute à frange » (rires) répond à la question « Quel est votre meilleur souvenir de vin ? » : « Une bouteille de Vosne-Romanée (Domaine Romanée-Conti) que j’avais payée 8000 euros ! Et le plus incroyable, c’est que ça les valait. » Un peu plus loin dans l’entretien, Proust précise son idée du vin : « Je pense qu’on trouve de bons vins à partir de 40 euros. Mais je ne bois jamais de vins en dessous, je préfère boire de l’eau. »
On peut parfois croiser un buveur déclarant fièrement : « Moi, je ne bois que du bordeaux » ou bien « Moi, je ne bois que du bourgogne ». Comme si les milliers de vignerons que ces régions abritent fabriquaient une « marque » immuable, un produit générique. Comme si le terroir, les cépages, le travail de la vigne, le millésime, l’apport ou pas de la chimie et de l’œnologie moderne ne comptaient pour rien. Non, pour certains, c’est bordeaux ou bourgogne, comme l’on est supporter du PSG ou de l’OM. En littérature, une telle approche se traduirait par une idiotie du genre : « Moi, je ne lis que du Gallimard » ou « Moi, je ne lis que du Grasset ». L’imbécillité de la posture apparaît plus clairement au béotien qui pourrait croire qu’en terme de vin la région ou l’appellation confie des vertus invariables.
Pour 39 euros, t’as plus rien
Mais grâce à Gaspard Proust, nous franchissons une nouvelle étape dans le domaine de la stupidité fière d’elle-même. La bouteille de vin réduite à son prix. Revenons au témoignage du zigomar. De la bouteille de Vosne-Romanée issue du mythique domaine de la Romanée-Conti, il ne retient pas les circonstances de la dégustation, ni les particularités du millésime bu ; juste le prix : 8000 euros. Passons car le plus affligeant vient avec le « pas de bons vins en dessous de 40 euros ». Pourquoi 40 au fait, corniaud ? Pourquoi pas 45 ou 48 ? 50 ? 49,90 ? Mystère… Si l’on se fie à cette conception numéraire de la qualité d’un vin, on en déduit donc que notre Gaspard Proust ne boira jamais le magnifique muscat du Cap-Corse d’Antoine Arena (moins de 30 euros) ni les vins du domaine de l’Anglore (moins de 20 euros) du grand Eric Pfifferling dont Jean-Pierre Gené estima, voici quelques années, dans le magazine du Monde qu’il produisait avec son Tavel l’un des meilleurs rosés de la planète. Jugement que nous sommes nombreux à partager. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de vins magnifiques, émouvants, vivants, que l’on peut boire sans casser deux billets de 20 euros.
Pas de telles subtilités chez notre Proust qui ne connaît visiblement pas la différence entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, exposée voici bien longtemps par le vieux Marx, et qui n’a cessé de faire les beaux jours du capitalisme. Pour faire bref, cela signifie que la rareté, la mode, le marketing, l’offre et la demande, l’instinct grégaire du consommateur et tant d’autres choses fixent en système marchand un certain prix pour un produit – prix évidemment déconnecté de l’utilité ou de la qualité intrinsèque du produit en question. L’un de nos bons amis, grand buveur et fin palais, a trouvé une formule afin de résumer l’écart entre valeur d’échange et d’usage quand il s’agit de commander une bouteille chez un caviste ou dans un restaurant. Pour faire rire (ou plutôt frémir) ses compagnons, il commande « ce qu’il y a de plus cher ! ». Revenant à la raison et au goût, il réclame « ce qu’il y a de meilleur ».
Ces distinguos ne peuvent qu’échapper à un Gaspard Proust dont un rapide survol de la biographie nous apprend qu’il fut diplômé de l’HEC Lausanne puis gestionnaire de fortunes pour une banque suisse. Malgré ce pedigree, nous ne nous attendions pas à trouver dans la bouche de celui qui est devenu un comédien adulé par la presse branchée bobo, salarié de Canal +, un tel étalage de mauvais goût digne des bourgeois gentilshommes croqués par Molière ou de traders échappés du Loup de Wall Street. Nous ne savons pas s’il porte une gourmette, mais il mérite une belle place dans la famille des beaufs bling-bling dont l’époque nous abreuve et nous dégoûte. À la tienne Gaspard…