Comme tous les festivals, le FIFIGROT (Festival International du Film Grolandais de Toulouse) ne se résume pas à sa compétition officielle, qui vaut à ses lauréats de remporter des amphores. Ainsi, dans le cadre de la « tri-trilogie », 3 réalisateurs sont mis à l’honneur, avec chacun 3 de leurs films. Charles et Lucy, La Fiancée du pirate et Néa étaient cette année montrés pour célébrer le travail de Nelly Kaplan. « Quarante ans après, ses brûlots libertaires n’ont rien perdu de leur splendeur » annonçait le programme. Confirmation avec la projection de La Fiancée du Pirate notamment, où nous avons pu approcher son auteur, exceptionnelle de franchise et de drôlerie. Sous le charme, beaucoup, après l’avoir rencontrée – moi la première, mon père m’ayant fait découvrir très tôt La Fiancée du Pirate -, se sont empressés de contacter un parent.
Merci encore à Nelly Kaplan pour cet entretien tout à fait improvisé, dont voici la retranscription fidèle, en langage parlé, afin de garder le charme du direct.
Comment en êtes-vous venue à tourner votre premier film de fiction, après presque 10 ans de documentaires ?
Cela s’est fait tout naturellement. Quand on fait des documentaires, c’est toujours un peu pour se faire la main. Mais au fond, c’est toujours la fiction qui m’attirait. Cela dit, je suis très contente d’avoir fait tous ces documentaires, car c’était en général des films sur l’art ou sur des peintres*, et au fond, le cinéma c’est de la peinture qui se met à danser.
Vous avez dit un jour qu’Abel Gance, avec qui vous avez longtemps collaboré, annotait certains de ses documents de travail des initiales « NSAI » (pour « Ne Subir Aucune Influence »). Avez-vous eu à cœur de suivre vous-même cet adage ? Qu’avez-vous appris auprès de lui ?
Je n’avais pas besoin de lui pour suivre cet adage, mais c’était très intéressant, parce qu’à chaque fois je voyais effectivement ces initiales sur ses manuscrits. Un jour je lui ai demandé ce que cela signifiait, et quand il m’a expliqué, j’ai dit « il a bougrement raison ! ». Cela étant dit, je ne pense pas être une personne influençable.
Auprès de lui, j’ai appris l’abécé, la grammaire du métier. Avec lui j’ai appris tout ce qu’il fallait faire, et toute seule,tout ce qu’il ne fallait pas faire.
En 1969, La Fiancée du pirate fait un triomphe à Venise, mais le film choque plus d’un spectateur. Comment avez-vous vécu les réactions suscitées par le film ?
Plutôt bien. L’indifférence aurait été terrible, mais si ça choquait, c’est donc qu’il y avait quelque chose de convulsif et de révulsif. Vous connaissez la phrase d’André Breton « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ». J’étais très contente. D’ailleurs, quelque part, j’aime la provocation, le plaisir de déplaire, car quand on déplaît, cela veut dire que l’on a touché quelque chose, probablement un problème, chez l’autre plutôt que chez soi.
Vous avez déclaré, au cours d’un entretien, qu’un membre de la commission de censure vous avait suggéré de changer la fin du film et de faire mourir votre héroïne, après quoi il s’engageait à lever les menaces de censure.
Oui, c’est vrai. J’ai trouvé ça terriblement scandaleux, parce que cela voulait dire qu’en tuant l’héroïne, il voulait tuer la révolte, et la beauté. Il voulait qu’on rentre dans le rang, comme des petites fourmis obéissantes. C’était très violent. Je lui ai dit « si vous voulez la guerre, vous l’aurez » et là, tout en sachant que je ne connaissais personne de ce gabarit et de cet acabit-là, j’ai ajouté « je connais des gens très influents, et croyez-moi, c’est moi qui gagnerai ». Et il a eu la frousse. Alors il a dit « bon, bon, interdit aux moins de 18 ans, c’est bon, foutez le camp ». Je suis partie en courant, en me disant que 18 ans, c’est très bien, parce qu’il ne fallait pas qu’il se ravise et qu’il demande l’interdiction totale comme il m’avait menacé de le faire. A la sortie, le film était donc interdit aux moins de 18 ans, ce qui est très mauvais pour les spectateurs. Et puis, peu à peu, les mœurs aidant, il a été interdit aux moins de 16 ans, puis aux moins de 13 ans, pour être finalement accessible pour tout public. Actuellement, vous pouvez venir avec tout un jardin d’enfants, ils peuvent rentrer. Ce sera très bon pour leur éducation.
Un an avant La Fiancée du Pirate sortait Théorème de Pasolini, et trois ans plus tard Le Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel. Ces films entreprenaient notamment, et de façon presque méthodique, la destruction des hypocrisies de la bourgeoisie et des notables. Cette veine s’est-elle perdue dans le cinéma d’aujourd’hui ?
Elle ne s’est pas perdue, mais elle est un peu en sommeil. Je pense que La Belle au bois dort un peu trop. Il faudra lui donner quelques coups de massue sur la tête pour la réveiller.
Actuellement, qui faudrait-il attaquer ?
Ce qu’il faut attaquer c’est la manière dictatoriale de penser. Quelqu’un qui vous dit ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut penser, ce qu’il faut ressentir, il faut s’en méfier et partir en courant. Actuellement, cela concerne tous ceux qui ont peur de vivre, qui ont peur de leurs sentiments, de leur sexualité. J’appelle ça le syndrome de la fourmilière : il faut marcher au pas, tous ensemble, avec une reine et un roi autoritaires, dictant ce qu’il faut faire ou ce qu’il ne faut pas faire. Cela me donne des boutons.
La Fiancée du pirate est aussi un film sur le cinéma, par le biais de la projection de La Comtesse aux pieds nus. Cela vous tenait à cœur de parler de cinéma dans ce film ?
Je trouvais de toute manière que c’était un hommage à la beauté d’Ava Gardner, au talent de Joseph L. Mankiewicz. A cette différence près que La Comtesse aux pieds nus est une victime, c’est-à-dire qu’elle est tuée. Bernadette Laffont, dans La Fiancée, n’est pas seulement victime, elle fout le bordel au village, dont elle part libre et riche, pour devenir elle-même.
La séquence de la projection est d’une grande drôlerie, entre les commentaires pompeux des villageois et leurs inquiétudes morales. Au sein-même du film, vous devancez vous-même certaines des réactions scandalisées que provoquerait La Fiancée du pirate. Votre geste était-il prémédité ou pas ?
Rien n’est prémédité, et tout est prémédité. J’avais déjà eu des histoires avec la censure, au sujet du film À la Source, la femme aimée que j’avais réalisé sur les dessins érotiques d’André Masson. Ce qui était absurde, puisque les mêmes dessins ont été exposés dans les musées. Je suis allée voir André Malraux pour lui signaler l’absurdité de la situation : « vous interdisez un film qui traite du même sujet que vous exposez au musée ». Alors avec cette diction inimitable, cette manière très saccadée de parler, il m’a répondu « mais vous sous-estimez le puissance du cinéma ». Je ne la sous-estimais pas du tout. Au contraire.
Dans le film, Bernadette Laffont dépense son argent en achetant des choses futiles mais très colorées. Cela met beaucoup de gaité, cela crée comme une sorte d’œuvre d’art qu’elle brûle. Cette accumulation de couleurs était importante pour vous ?
La couleur était en effet très importante. J’aime moi aussi accumuler beaucoup d’objets, et par la suite les foutre dehors de la même manière. J’aime bien les objets, je trouve qu’ils ont une histoire, ou bien ils m’en inspirent. Si un jour vous venez chez moi, vous verrez que ma chambre est un bordel absolu.
Elle crée une œuvre d’art que les villageois détruisent. Ils ne peuvent pas supporter le fait que l’argent gagné à la sueur de ses cuisses ne serve qu’à acheter des objets qu’elle fout dehors. Il y a une sorte de mépris de l’emploi de l’argent. La richesse devait être employée pour des choses utiles.
Dans le film, on voit une affiche « contraception pour toutes ». Comment le public a-t-il réagi ?
Ça passe très vite, il faut pouvoir le lire. Souvent, j’entends des murmures dans la salle, des rires des filles, pas de garçons. Mais souvent, ça passe inaperçu.
Quel est votre plus beau souvenir sur le tournage ?
Vous savez, il y a un dicton qui dit « quand on rit au tournage, on pleure au montage ». Le plus beau souvenir, c’est l’état d’exaltation dans lequel j’étais, parce que ce film a été fait avec très peu de moyens. Je ne suis pas sûre que les comédiens savaient ce qu’ils étaient en train de faire, ce qui m’arrangeait aussi, parce qu’ils auraient protesté sinon. J’étais dans un état de transe, je marchais à 3 centimètres du sol. Je savais que j’avais très peu de temps, et que tout ce que je voulais y mettre devait y être. Il le fallait. J’ai un souvenir d’exaltation et de rigueur.
Y a-t-il eu quelque chose qui a été difficile à tourner ?
Non… mais le bouc ne voulait aller là où je le souhaitais. Et tout à coup, je me suis dit « chercher la femme », et j’ai trouvé la solution. A l’endroit où je voulais que le bouc aille, j’ai placé une chèvre, et il s’est dirigé vers elle directement.
Vous avez participé au montage. Quelle importance a pour vous cette étape dans la création du film ?
J’attribue au montage un rôle primordial dans la création d’un film. Les bonnes sorcières qui se sont penchées sur mon berceau m’ont fait un précieux cadeau : celui de voir virtuellement comment je monterai la scène que je dois réaliser. En outre, cela épargne le tournage de plans inutiles qui finiraient au panier, avec l’économie de temps et de moyens impliqués.
Et puis, c’est tellement exaltant de voir comment, à travers ce tricotage des images, tout ce qui était virtuel devient réel !
Au décès de Bernadette Laffont, certaines revues ont titré « La Fiancée du pirate nous a quittés », soulignant le caractère emblématique de son rôle. Quel souvenir gardez-vous d’elle, sur le tournage ?
Cela s’est plutôt bien passé. Par moment, elle était un tout petit peu sous l’influence du mec avec qui elle vivait à l’époque. Il était lui aussi réalisateur. Je sentais qu’il lui donnait des conseils en lui disant comment elle aurait dû jouer. Le jour où j’en ai pris conscience, je lui ai dit de quitter le plateau, que je ne voulais plus le voir jusqu’à la fin. Et tout s’est très bien passé.
Où l’aviez-vous repérée ?
J’avais écrit un recueil intitulé Le réservoir des sens, et elle était venue me voir pour savoir si j’acceptais qu’elle l’intègre à une programmation pour une lecture en public. J’étais tout à fait d’accord. C’est ainsi que nous nous sommes connues. Et puis, deux ou trois ans après, j’ai fait le casting de La Fiancée. Elle a passé des essais, comme quatre autres comédiennes très en vogue à l’époque. Quand j’ai vu les rushes, j’ai vu qu’il y avait quelque chose dans son regard, quelque chose d’indicible, quelque chose en plus, et qui m’a plu. Ce n’était pas de la perversité, mais il y avait quelque chose dans son regard de très attachant. C’est donc elle que j’ai choisie. J’ai très bien fait. Elle est superbe. Il y avait entre elle et la caméra un grande affaire d’amour.
Pourquoi avoir choisi Louis Malle pour une apparition dans La Fiancée du pirate ?
Nous étions amis. On s’était croisés dans la rue, et il m’avait demandé ce que je faisais. J’ai répondu que j’allais bientôt commencer un nouveau tournage. Il m’a demandé en riant s’il y aurait un petit rôle pour lui. Je me suis demandé ce que je pourrais bien lui proposer. Comme Louis appartenait à une famille très aisée, je me suis dit que j’allais faire de lui un pauvre misérable des champs. C’était donc une private joke.
* : découvrez le travail de Nelly Kaplan.
Cette rencontre a été initialement publiée sur le site Cinématraque, conjointement avec Thomas Fouet, en octobre 2013.
A lire aussi : « Les films que j’aime » de Nelly Kaplan ici.