Livret en fin d’article
Après des extraits de l’opus 72 d’Anton Dvořák consacré aux Danses slaves, le morceau de choix du concert de l’Orchestre National du Capitole dirigé par Josep Pons est constitué par le seul opéra de Béla Bartók : le Château de Barbe-Bleue.
« Il est des moments où je prends conscience que je suis totalement seul. Et je prévois, j’ai le pressentiment que cet état de solitude morale sera ma destinée. Je regarde autour de moi à la recherche de la compagne idéale, mais je sais bien que c’est là une quête vaine. Et même s’il m’était donné de la trouver un jour, j’en suis sûr que je serais bientôt déçu » (Lettre du 10 septembre 1905, citée dans l’Avant-scène Opéra).
Confidence bien prémonitoire car, c’est finalement le sort du héros de son unique opéra, qui est à la fois, sa première œuvre scénique et sa première œuvre vocale. En un seul acte d’une heure, cet opéra ne cessera de fasciner, alors qu’au départ, l’ouvrage est refusé par un jury. C’est un parmi les nombreux épisodes de la lutte incessante que Bartók mène en Hongrie, pour sa musique, et pour toute la musique moderne.
Composé de mars à septembre 1911, il est créé sept ans plus tard, à la fin de la Première Guerre mondiale, à l’Opéra de Budapest. Cette première exécution enchantera le compositeur aussi bien par l’orchestre et son chef italien Egisto Tango que par les deux chanteurs à qui il rendra hommage.
Il est à remarquer que la vie du compositeur n’est pas sans présenter des points communs avec l’œuvre qui nous occupe. Le parallèle est flagrant. Si vous avez le temps de consulter le lien donné un peu plus loin, il vous sera d’un très grand intérêt et l’œuvre vous paraîtra plus percutante encore. Malgré l’amour de sa quatrième femme, Judith – une réincarnation de l’héroïne biblique qui trancha la tête d’Holopherne –, l’être tourmenté conduit par un insatiable désir de connaître l’Amour, le duc Barbe-Bleue reste prisonnier de lui-même, muré dans ses secrets comme dans sa sombre forteresse farouchement verrouillée, son palais de solitude. Le Duc, c’est le baryton américain Robert Bork, et Judith, la mezzo-soprano britannique Sara Fulgoni.
A la faveur du symbolisme littéraire et des premières explorations de la psychanalyse, le conte de Charles Perrault a repris du service et des couleurs en ce début de XXè siècle. D’abord le drame de Maurice Maeterlinck, Ariane et Barbe-Bleue, puis l’opéra que Paul Dukas a tiré de cette pièce en 1907, enfin la « ballade théâtrale » du poète hongrois Béla Bálàzs, qui sert de livret à Bartók, rouvrent les hostilités entre l’homme et la femme, entre les secrets jalousement gardés d’Adam et la curiosité insatiable d’Eve. Les sept issues cadenassées du château cachent les richesses de l’Homme et ses misères, les emblèmes de sa force – salle d’armes, terres opulentes – comme les insignes de sa faiblesse – lac de larmes, chambre des trois épouses recluses. Les débats « psy » sur l’Homme et la Femme sont ouverts et pour longtemps encore ! : « le conflit atteint des abîmes de plus en plus profonds et accentue les différences naturelles entre l’homme et la femme dans un antagonisme entre la connaissance et l’instinct. Maintenant, nous comprenons l’essence de l’histoire : la vaine illusion d’une union complète entre un homme vivant une vie pleine et luttant pour les idéaux et une femme suivant seulement ses instincts et vivant des émotions. L’idéalisme de l’homme est de plus en plus fortement transfiguré, tandis que la faiblesse morale de la femme devient de plus en plus évidente. » György Kroó (c’est bien une citation qui n’engage que son auteur !!)
Commencé dans une pénombre crépusculaire, l’affrontement s’achève, la septième porte refermée, dans les ténèbres de la résignation et du désespoir, après une illumination extatique à l’ouverture de la cinquième, point culminant de l’élan vital, de la conquête des ténèbres par la clarté. Dernières paroles du livret : « Es mindég is éjjel lesz mar…éjjel…éjjel… » (« Et désormais, tout ne sera plus que ténèbres, ténèbres, ténèbres. »)
Lecture du lien suivant fortement conseillé !! : Esprits Nomades
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
vendredi 28 février – Halle aux Grains (20h00)
Réservation
Le livret complet en français
Traduction française : M. D. Calvocoressi
Prologue
Il est un conte
Que l’on raconte.
On dit : « Il était une fois… ».
Et, comme en songe, l’on revoit,
messieurs, mesdames…
Espoirs, chimères,
Lointains mystères.
Que nous apporte celui-ci ?
Que nous apprend ce vieux récit,
messieurs, mesdames ?
La joie est brève, tout n’est que rêve ;
On aime, on souffre et le destin
Se rit de nous, frappe soudain,
messieurs, mesdames.
Ce n’est qu’un conte
Que l’on raconte.
Peut-être qu’il vous en souvient.
Écoutez bien, regardez bien,
Messieurs, mesdames.
(Le rideau se lève)
La pièce finie, je vous en supplie,
Si elle a plu, applaudissez.
Voyez dans l’ombre
Ce château sombre,
Messieurs, mesdames.
Sans doute, vous le connaissez.
De ses merveilles
L’histoire est vieille…
(Une grande salle ronde, de style gothique. A gauche, un escalier monte à une petite porte de fer. A droite de cet escalier, sept grandes portes closes, dont quatre face à la rampe et trois face à l’escalier. Point de fenêtres ni d’ornements. La salle ressemble à une caverne sombre, vide, taillée en plein roc. Au lever du rideau, la scène est plongée dans l’obscurité ; le barde s’efface. Soudain, la petite porte s’ouvre et dans le rectangle de lumière, les silhouettes noires de Barbe-Bleue et de Judith apparaissent).
Barbe-Bleue
Nous voici au but. Ce château
de Barbe-Bleue est la demeure.
Il fait plus clair chez ton père.
Me suis-tu Judith, ma femme ?
Judith
Je viens, je viens, Barbe-Bleue.
(Barbe-Bleue descend lentement les marches).
Barbe-Bleue
Le tocsin là-bas résonne, là.
Ta mère en deuil sanglote, ton vieux
père a pris ses armes et ton frère monte
en selle. Me suis-tu, Judith, ma femme ?
Judith
Je viens, je viens, Barbe-Bleue. (Barbe-Bleue est arrivé au bas et se tourne vers Judith, qui s’est arrêtée à mi-chemin. La lumière de la porte éclaire les deux personnages).
Barbe-Bleue
Tu hésites ? Tu recules ?
Judith (Portant les deux mains à son cœur)
Non. Ma robe s’était prise, un clou l’avait accrochée.
Barbe-Bleue
Vois, la porte reste ouverte.
Judith
Barbe-Bleue ! (Elle descend quelques marches).
Quand j’ai quitté mes deux parents, quand j’ai quitté mon frère aimé… (Elle descend jusqu’en bas)
délaissé mon doux fiancé, je t’ai suivi sans hésiter.
(Elle se serre contre lui).
Barbe-Bleue ! Si tu me chasses, je resterai devant ta porte, je languirai devant ta porte.
(Il prend Judith dans ses bras).
Barbe-Bleue
Soit, je vais fermer la porte. (La petite porte de fer est fermée. La salle reste faiblement éclairée, juste assez pour que se distinguent les deux personnages et les sept grandes portes. Judith, tenant la main de Barbe-Bleue, vient s’appuyer au mur).
Judith
De Barbe-Bleue c’est la demeure. Sans fenêtres ? Toujours sombre ?
Barbe-Bleue
Toujours.
Judith
Le soleil n’y brille jamais ?
Barbe-Bleue
Non, jamais.
Judith
Toujours froide, glaciale ?
Barbe-Bleue
Froide, glaciale.
Judith (S’avançant)
Nul n’aurait osé sans doute divulguer ce noir présage.
Barbe-Bleue
Quel présage ?
Judith
Le château si noir, si sombre.
(S’avançant encore et avec un sursaut)
L’eau ruisselle ! Barbe-Bleue !
D’où vient donc cette eau qui suinte ? Tes murailles, elles pleurent ! (Elle se couvre les yeux).
Barbe-Bleue
De ton fiancé, plus claire, plus joyeuse est la demeure. Des murs blancs, couverts de roses et des flots de gaie lumière.
Judith
Tais-toi, tais-toi, Barbe-Bleue ! Que m’importent la lumière et les roses ? Peu m’importent lumières, roses. Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! Mais que ton château est sombre ! Que ce grand château est sombre ! Triste, sombre… Hélas, combien tu es à plaindre !
(Elle tombe sanglotante, aux pieds de Barbe-Bleue et prend ses mains qu’elle baise).
Barbe-Bleue
Pourquoi m’as-tu suivi, Judith ?
Judith (Se dressant)
Pour tarir ces eaux qui suintent de mes lèvres, les tarir !
Réchauffer ces froides pierres de mes bras et de mes lèvres et j’ai hâte de le faire, Barbe-Bleue ! Dissiper l’ombre accablante, faire entrer ici la joie. Brises douces, gaie lumière, gaie lumière, porteront ici la joie !
Barbe-Bleue
Rien n’éclairera ma demeure.
(Se tournant à droite, Judith va vers le milieu de la scène).
Judith
Barbe-Bleue, mène-moi par ta demeure.
(Elle arrive au milieu).
Sept grandes portes sinistres. Les sinistres portes closes !
(Il la suit du regard, demeurant immobile et muet).
Pourquoi donc sont-elles closes ?
Barbe-Bleue
Nul ne doit ouvrir ces portes.
Judith
Ouvre, ouvre, ouvre vite. Ouvre vite, que pénètrent brises douces, gaie lumière !
Barbe-Bleue
Songe à l’effrayant présage.
Judith
Que rayonne la lumière. Que s’éclaire ta demeure, pauvre, triste château sombre ! Ouvre, ouvre vite !
(Elle frappe à la première porte. Soudain s’élèvent de sourds gémissements, pareils au bruit que produit le vent soufflant à travers de longs corridors surbaissés). Oh !
(Reculant vers Barbe-Bleue) Oh ! Qu’est-cela ? Qui soupire ? Qui sanglote ? Barbe-Bleue, ta demeure… Ces murs sombres ! Ces murs sombres !
Barbe-Bleue
Tu trembles ?
Judith (Pleurant doucement)
Oh, ces sombres murs qui pleurent !
Barbe-Bleue
Tu trembles ?
Judith
Oh, ces sombres murs qui pleurent ! Ouvre, ouvre, ouvre vite ! Laisse-moi bien vite ouvrir. Douce et tendre, j’ouvrirai, douce, tendre, tendre. Donne-moi les clefs bien vite. Donne-les, comme je t’aime !
(Elle appuie sa tête sur l’épaule de Barbe-Bleue).
Barbe-Bleue
Ta main soit bénie, Judith ! (Les clefs tintent dans l’obscurité).
Judith
Merci bien, merci bien !
(Elle retourne vers la première porte).
Je m’en vais ouvrir sur-le-champ.
(On entend la clef tourner dans la serrure : de nouveau de profonds soupirs). Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? (La porte s’ouvre silencieusement, un rectangle rouge apparaît, semblable à une blessure et un long trait de lumière rouge se projette sur le plancher de la salle). Oh !
Barbe-Bleue
Que vois-tu ? Que vois-tu ?
Judith (Portant les deux mains à son cœur)
Des chaînes, des verges, des tenailles, une roue…
Barbe-Bleue
C’est ma chambre de torture !
Judith
Quelle épouvantable chambre ! Barbe-Bleue ! Horrible !
Barbe-Bleue
Tu trembles ?
Judith (Avec un sursaut)
Tous ces murs de pierre saignent ! Tes murailles saignent !… saignent… saignent
Barbe-Bleue
Tu trembles ? (Judith se tourne vers Barbe-Bleue, clairement silhouettée dans la lumière rouge).
Judith (D’une voix blanche, mais calme et décidée)
Non ! Je ne tremble pas ! Vois, déjà point la lumière.
(Elle se rapproche de Barbe-Bleue, suivant avec soin le trait de lumière). Vois ces rayons, vois ce flot de lumière !
(Elle s’agenouille et plonge ses mains réunies en forme de coupe, dans le trait de lumière).
Barbe-Bleue
Un flot rouge, du sang rouge.
Judith (Se relevant)
Oh, regarde la lumière, là, regarde ! Il faut vite ouvrir les portes, à la brise, à la lumière. Il faut vite ouvrir les portes !
Barbe-Bleue
Mais sais-tu ce qu’elles cachent ?
Judith
Donne-moi les clefs bien vite ! Donne-moi les clefs bien vite ! Que les portes s’ouvrent toutes ! Donne vite !
Barbe-Bleue
Judith, pourquoi m’y contraindre ?
Judith
Puisque je t’aime !
Barbe-Bleue
Déjà mes murailles tremblent, ouvre si tu veux ou ferme.
(Il lui tend la seconde clef. Leurs mains se rencontrent dans la lumière rouge).
Mais prends garde, prends bien garde pour toi, pour toi, prends garde, Judith !
Judith (Allant vers la deuxième porte)
Douce et tendre, je les ouvre, douce,
(La clef tourne avec un bruit sec. La deuxième porte s’ouvre sans bruit. Le cadre s’éclaire de lueurs cuivrées fuligineuses. Un deuxième trait de lumière se dessine sur le plancher).
Barbe-Bleue
Que vois-tu ?
Judith
Glaives, lances, arcs et flèches, cent affreux engins de guerre.
Barbe-Bleue
C’est ma salle d’armes, Judith.
Judith
Ta puissance est sans mesure, ta puissance est implacable !
Barbe-Bleue
Tu trembles ?
Judith
Ces armes sont ensanglantées, toutes sont ensanglantées !
Barbe-Bleue
Tu trembles ?
Judith (Se tournant vers Barbe-Bleue)
Où sont les clefs des autres portes ?
Barbe-Bleue
Judith, Judith !
(Judith revient vers l’avant-scène, marchant le long du second trait).
Judith
La clarté pénètre, la lumière brille, brille ! Donne les clefs des autres portes !
Barbe-Bleue
Prends garde à nous !
Judith
Donne-moi les clefs bien vite !
Barbe-Bleue
Sais-tu ce que les portes cachent ?
Judith
Confiante, je suis venue. Me voici, je suis tout à toi. Conduis-moi par ta demeure, ouvre toutes les portes, toutes.
Barbe-Bleue
Déjà mes murs de pierre tremblent, la joie dans mon château pénètre Judith, Judith ! Moins brûlante est une plaie qui saigne.
Judith
Tout amour, je suis venue, ouvre vite les sept portes !
Barbe-Bleue
Prends les clefs de trois encore. Ouvre-les, mais n’interroge pas, regarde mais n’interroge pas !
Judith
Donne-les, que j’ouvre vite ! (Elle prend les clefs avec impatience et se précipite vers la troisième porte devant laquelle elle s’arrête, hésitante).
Barbe-Bleue
Tu hésites ? Tu chancelles ?
Judith
Non, je cherche la serrure.
Barbe-Bleue
Ne crains plus rien, peu importe.
(Judith tourne la clef dans la serrure. La troisième porte s’ouvre avec un son profond et vibrant. Un rectangle de lumière dorée se dessine et un troisième trait de lumière est projeté).
Judith
Quelles richesses ! L’immense trésor !
(Elle s’agenouille, plonge ses mains dans ses richesses et en retire une couronne, un manteau d’apparat et une parure qu’elle pose sur le seuil). Combien d’or, de pierreries, diamants, rubis et perles ! Des couronnes scintillantes !
Barbe-Bleue
Mon trésor, mes richesses.
Judith
Merveilleux trésor, Barbe-Bleue !
Barbe-Bleue
Ces joyaux sans prix sont à toi. Prends ces gemmes, prends ces parures.
Judith (Se dressant subitement)
Le sang ruisselle des parures.
(Elle se tourne avec stupéfaction vers Barbe-Bleue).
Du sang sur la belle couronne !
(Judith manifeste une agitation croissante. Elle se tourne vers la quatrième porte, l’ouvre).
Barbe-Bleue
Ouvre la quatrième porte, à la lumière ouvre, ouvre.
(Des rameaux fleuris apparaissent dans le rectangle de lumière bleutée de la porte ouverte et un trait de lumière bleutée vient se dessiner à côté des précédents).
Judith
Oh ! Le beau jardin ! Oh ! Quel enchantement ! Tant de fleurs sous ces murs sombres !
Barbe-Bleue
C’est là mon jardin secret.
Judith
Jardin merveilleux ! Que ces grands lys blancs sont beaux ! Doux parfums, brillantes roses, clématites, rouges œillets. Merveilleux jardin de rêve.
Barbe-Bleue
De ces fleurs reçois l’hommage. Pour toi sont ces lys, ces roses ! Fais-les vivre, fais-les croître, refleurir toujours plus belles.
Judith (Se penchant brusquement effrayée)
Toutes ces racines saignent !
De partout le sang ruisselle !
Barbe-Bleue
Ces corolles s’ouvrent pour toi, pour toi, chantent et s’inclinent. (Judith se dresse et se tourne vers Barbe-Bleue).
Judith
Qui a arrosé la terre ?
Barbe-Bleue
Bien-aimée, n’interroge pas. Vois, la lumière à flots pénètre. Ouvre la cinquième porte !
(Judith va d’un pas ferme vers la cinquième porte et l’ouvre. La porte ouverte révèle une grande baie d’où un panorama sans bornes s’offre à la vue. La lumière ruisselle, éclatante. Judith, comme éblouie, se met les mains devant les yeux).
Judith
Ah !
Barbe-Bleue
Là, tu vois mon territoire. Toute la contrée est mienne. N’est-ce point un beau domaine ?
Judith (Émue, regarde au loin, fixement)
Grand et beau est ton royaume.
Barbe-Bleue
Prairies vertes, forêts vastes, rivières claires qui serpentent et au loin de hautes montagnes.
Judith
Grands et beaux sont tes domaines.
Barbe-Bleue
Tout ceci t’appartient désormais. Là, le crépuscule et l’aube, là, soleil, étoiles, lune seront ton cortège fidèle.
Judith
Ce nuage rouge saigne ! D’où vient ce nuage rouge ?
Barbe-Bleue
Vois, c’est le soleil qui brille, grâce à toi dans ma demeure. Ta main soit bénie, Judith.
(Ouvrant les bras) Viens dans mes bras, ma bien-aimée !
(Judith reste immobile).
Judith
Deux portes encore sont closes.
Barbe-Bleue
Laissons ces deux portes closes. Que montent des chants d’allégresse ! Vois, mes bras ouverts t’attendent.
Judith
Ouvre les dernières portes !
Barbe-Bleue
Judith, Judith, vois, mes bras ouverts t’attendent, bien-aimée !
Judith
Ouvre les dernières portes !
Barbe-Bleue (Laissant ses bras retomber)
Tu désires la lumière ? Vois, mon château en resplendit.
Judith
Je désire que pas une des sept portes ne reste close.
Barbe-Bleue
Ah ! prends garde, ma demeure jamais ne sera plus claire.
Judith
Que je vive, que je meure, peu importe !
Barbe-Bleue…
Barbe-Bleue
Judith, Judith !
Judith
… ouvre vite ces deux portes, Barbe-Bleue, Barbe-Bleue !
Barbe-Bleue
Laisse Judith ! laisse Judith ! Judith ! Judith !
Judith
Ouvre vite !
Barbe-Bleue
Je te donne encore une clef.
(Judith sans parler, tend avidement une main vers lui. Il lui donne la clef. Judith va vers la sixième porte. Au premier tour de clef, un long gémissement monte. Judith recule).
Judith, Judith ! Ne l’ouvre pas !
(Judith va vivement vers la porte et l’ouvre. Il semble qu’une ombre passe sur la salle. La lumière baisse un peu).
Judith
Des eaux blanches, des eaux mornes, immobiles, blanches, mornes. D’où viennent ces eaux funèbres ?
Barbe-Bleue
Des larmes, Judith, des larmes, des larmes.
Judith (Frissonnant)
Eaux dormantes, eaux dolentes !
Barbe-Bleue
Des larmes, Judith, des larmes, des larmes.
(Judith se penche et contemple les eaux).
Judith
Immobiles, pâles, mortes.
Barbe-Bleue
Des larmes, Judith, des larmes, des larmes.
(Judith se tourne lentement et interroge Barbe-Bleue du regard. Barbe-Bleue ouvre lentement les bras).
Viens, mes bras ouverts t’attendent, bien-aimée.
(Judith demeure immobile et muette).
Mes baisers t’attendent, Judith.
(Judith : même jeu). La dernière reste close, toujours close.
(Judith, la tête baissée avance lentement vers Barbe-Bleue. Triste, elle se serre contre lui).
Judith
Aime-moi, Barbe-Bleue.
(Barbe-Bleue l’étreint. Long baiser. Elle met la tête sur l’épaule de Barbe-Bleue) M’aimes-tu vraiment, Barbe-Bleue ?
Barbe-Bleue
Tu m’apportes joie, lumière. Aime-moi.
Tais-toi. N’interroge pas. (Long baiser)
Judith (La tête sur l’épaule de Barbe-Bleue)
Dis-moi vite, sois sincère : as-tu aimé d’autres femmes ?
Barbe-Bleue
Tu m’apportes joie, lumière : aime-moi, tais-toi, n’interroge pas.
Judith
Étaient-elles plus belles ? Les aimais-tu mieux ? Plus tendrement ? Réponds vite, Barbe-Bleue.
Barbe-Bleue
Judith, aime-moi, tais-toi, chère.
Judith
Ta réponse, Barbe-Bleue !
Barbe-Bleue
Judith ! Tais-toi, tais-toi, chère.
Judith (S’arrachant de ses bras)
Ouvre la septième porte ! (Barbe-Bleue reste immobile). J’ai compris, ô Barbe-Bleue, ce que cette porte cache. Tout le sang souillant tes armes, la couronne ensanglantée, les racines qui saignaient et ce ciel sanglant, sinistre : j’ai compris, ô Barbe-Bleue, d’où vient le morne lac de larmes. Là sont toutes tes épouses, égorgées, de sang baignées. Ah ! l’affreux présage était vrai.
Barbe-Bleue
Judith !
Judith
Hélas, trop vrai ! Ouvre vite, que je sache ! Ouvre la dernière porte.
Barbe-Bleue
Soit, soit, prends la dernière clef. (Judith le regarde fixement, sans prendre la clef). Ouvre, Judith, va, regarde ! Là sont toutes mes épouses. (Judith reste un temps indécise, puis prend la clef d’une main tremblante marche à pas chancelants vers la septième porte qu’elle ouvre. Au bruit de la clef, la sixième et cinquième porte se referment avec un faible son plaintif. La lumière décroît sensiblement. Seules les quatre portes restées ouvertes éclairent la scène de lueurs colorées. A ce moment, s’ouvre la septième porte, donnant passage à une lueur blanche lunaire qui éclaire les traits de Judith et de Barbe-Bleue).Vois, ce sont là mes épouses, celles qu’avant toi j’aimai. (Judith recule, stupéfaite et horrifiée).
Judith
Vivantes, vivantes ! Elles vivent ! (De la septième porte surgissent trois femmes, couronne en tête, richement vêtues et couvertes de bijoux. Elles sont pâles, hautaines et marchent à pas lents, l’une derrière l’autre, pour venir s’arrêter devant Barbe-Bleue qui tombe à genoux comme en extase et leur tend les bras).
Barbe-Bleue
Belles, belles, bien-aimées, vous vivez inoubliées. Vous m’avez porté richesses. Vous avez fait fleurir mes roses, agrandi mes beaux domaines. Tout ici est vôtre.
(Judith, anxieuse, se place près d’elles, quatrième)
Judith
Qu’elles sont belles, qu’elles sont riches ! Moi, je suis si humble et pauvre. (Barbe-Bleue se lève et dit d’une voix émue).
Barbe-Bleue
A l’aurore la première vint à moi, parée de roses. Depuis lors, la fraîche aurore, son manteau de roses rouges, l’argent clair de la couronne sont à elle pour toujours.
Judith
Oh, qu’elle est heureuse et belle !
(La première femme se retire à pas lents).
Barbe-Bleue
La deuxième vint, brillante, dans l’ardent éclat de midi. Depuis lors, midi, sa gloire, son pesant manteau de flamme, sa couronne éblouissante, sont à elle pour toujours.
Judith
Oh, qu’elle est heureuse et belle !
(La deuxième femme se retire).
Barbe-Bleue
La troisième au crépuscule vint à moi dans l’ombre calme. Depuis lors, le soir, sa pluie, son manteau lourd de mystère sont à elle. Pour toujours.
Judith
Oh ! qu’elle est heureuse et belle ! (La troisième femme se retire. Barbe-Bleue reste devant Judith. Ils se regardent longuement l’un l’autre. La quatrième porte se referme lentement).
Barbe-Bleue
La quatrième au cœur de la nuit vint à moi.
Judith
Barbe-Bleue, arrête, grâce !
Barbe-Bleue
Dans la nuit semée d’étoiles.
Judith
Tais-toi, tais-toi, je suis encore là !
Barbe-Bleue
La clarté sur ton visage, l’ombre dans ta chevelure. Désormais la nuit est tienne.
(Il va prendre sur le seuil de la troisième porte le manteau, la couronne, et les joyaux. La troisième porte se referme. Il place le manteau sur les épaules de Judith).
Son brillant manteau d’étoiles.
Judith
Barbe-Bleue, arrête, grâce ! (Il lui place la couronne sur la tête).
Barbe-Bleue
Sa couronne scintillante…
Judith
Pitié ! Pas cette couronne ! (Il lui met les bijoux autour du cou).
Barbe-Bleue
… est à toi pour toujours.
Judith
Pitié ! Pas cette parure !
Barbe-Bleue
Belle, belle, rayonnante ! Tu as été de toutes, de toutes la plus belle ! (Ils se regardent longuement l’un l’autre. Judith succombant presque sous le poids du manteau, la tête penchée, s’en va doucement le long du trait de lumière et disparaît par la septième porte qui se referme sur elle).
Désormais, plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre…
(Nuit complète. La silhouette de Barbe-Bleue disparaît).
Traduction française : M. D. Calvocoressi