On ne se défait pas aisément de liaisons dangereuses. John Malkovich non plus. Valmont en 1988 avec Stephen Frears, metteur en scène aujourd’hui avec de tout jeunes comédiens, il semble obsédé par cette trame inapparente mais trop réelle du lien social [1].
La pièce [2] débute comme débutait le film. Rideau au quart ouvert sur la scène où chacun, régisseurs compris, s’apprête pour la comédie des apparences et des manipulations. Le Valmont et la Merteuil de Frears se maquillaient, choisissaient perruques et mouches ; là chacun ajuste son costume, s’échauffe à sa manière, déplace une chaise, étreint son collègue, salue un ami virtuel dans la salle.
Les costumes, décors et accessoires sont à moitié. À moitié d’alors, à moitié d’aujourd’hui. On porte la redingote sur le jean, le gilet jacquard sur le taffetas, le panier non drapé sur le pantalon, un peu comme des squelettes inachevés [3]. Le valet souffle une ampoule électrique. La tablette tactile se substitue à la plume, on est voyeur avec l’appareil photo de son téléphone portable, et on se bat à l’épée. On se lance et on rattrape au vol la Cristalline en bouteille plastique, comme autant de lettres envoyées, reçues, détournées.
Les acteurs ne quitteront jamais la scène. Comme en répétition, ils sont spectateurs et témoins actifs, commentant les échanges d’un geste, d’un regard. Le secret n’existe pas.
John Malkovich propose une mise en scène inventive, précise, alerte, au rythme du brigadier et des annonces de changement de situations. Certains effets sont très réussis, comme le duel entre Valmont et Danceny, réglé au millimètre (mention spéciale au maître d’armes François Rostain), alternance de noir où seul danse le faisceau d’une lampe torche, et de lumière où les blessures marquées à vue à la bombe de peinture rouge affaiblissent les corps. En revanche, ce ralenti cinématographique, au demeurant époustouflant, où Valmont et son valet, traînant comme une proie le lit où est étendue Mme de Tourvel, remontent la scène et se congratulent comme des joueurs de foot, est quelque peu hors de propos.
Pour Malkovitch, les manipulations de Valmont et Merteuil sont jeux de jeunes gens immatures qui ne mesurent pas la portée de leurs actes. Malheureusement ses acteurs tout juste diplômés ne sont pas tous à la hauteur de son intention. Yannik Landrein, Valmont trop charmant, a l’attitude et le verbe désinvoltes, la diction imprécise. La Merteuil de Julie Moulier, moitié homme moitié femme dans son accoutrement pantalon et demi panier, débite un texte trop rapide, sans relief, sans perversité. Certainement gênée par un accidentel bras en écharpe, Jina Djemba joue et chante faux une présidente de Tourvel fort mal à l’aise. Mabô Kouyaté semble un peu perdu en Danceny et décontenancé en caleçon. En revanche, Agathe Le Bourdonnec passe subtilement de la Cécile Volanges naïve à la fausse ingénue et à la coquine, Merteuil en puissance. Lola Naymark assume avec aplomb le rôle très exposé d’Emilie, l’esthétique de la nudité totale ayant tendance à friser le graveleux.
C’est Lazare Herson-Macarel, formidable valet, accessoiriste, monsieur Loyal, jongleur de mots et de brigadier, qui dit la lettre CLXXV, cependant que dans un tableau de pieta un peu trop apprêté, la Merteuil démaquille son visage. La pièce se referme comme se refermait le film, sur cet effacement.
[1] Francis Marmande, Les Lettres dangereuses ou un homme sans histoire – Préface aux Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, Pocket Classiques 1989.
[2] Adaptation pour le théâtre de Christopher Hampton,
adaptation française de Fanette Barraya.
[3] John Malkovich, entretien au Figaro, janvier 2012.
Photos © Gaspard Leclerc
Odyssud, 23 mars 2013
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.