Le célèbre peintre franco-marocain Medhi Qotbi est artiste associé de la 46ème édition de Piano aux Jacobins dont l’affiche reproduit l’une de ses œuvres. L’occasion d’évoquer avec lui son travail, sa conception de l’art et les liens qui l’unissent à Toulouse.

Mehdi Qotbi © Gérard Rancinan
Vos œuvres font se rencontrer la calligraphie arabe et l’art abstrait. Cette approche a-t-elle été spontanée ou a-t-elle été le fruit d’une évolution ?
Vous parlez d’abstraction et de calligraphie, je parlerais d’écriture. Dès mon enfance, j’ai baigné dans une sorte d’abstraction spontanée grâce à ma mère quand elle tissait des tapis à la maison. Cela m’a profondément marqué. C’était une dame qui n’était jamais allé à l’école, qui n’avait aucune autre ouverture que celle que lui offraient sa maison et sa famille et qui passait son temps à faire des tapis. Cela a été l’un des moments les plus merveilleux de ma vie. Chaque fois que je revenais de l’école, je me laissais bercer par le son du peigne de ma mère tissant la laine qui était comme une musique. Au final, il y avait des formes abstraites et de la couleur. La couleur est une nécessité absolue de mon existence et d’ailleurs si le Maroc a attiré tellement d’artistes, que ce soit Delacroix ou Matisse, c’est d’abord par la couleur du pays. La calligraphie consiste à traduire le signifiant par la beauté de la lettre, mais mon travail n’a aucune signification linguistique. C’est une forme de danse de l’écriture. J’utilise les lettres en effet, mais je les transforme en signes qui dansent pour le regard. Dominique Bozo, spécialiste d’art moderne et contemporain, qui fut directeur du Centre Pompidou, m’a dit un jour, alors qu’il était dans mon atelier, à propos de mes toiles : « Quand on s’en approche, on découvre une écriture. Quand on s’en éloigne, on découvre une abstraction. » Mon travail abolit toute frontière.
Vous avez été longtemps enseignant. L’art en général et la peinture en particulier exigent-ils à vos yeux une approche pédagogique ?
L’art par essence est un lieu de partage. On ne peut pas créer sans partager. Pendant mes trente années d’enseignement, j’ai ainsi partagé ma passion pour l’art et la culture. Je disais toujours à mes élèves : je ne suis pas là pour vous apprendre à dessiner ou à peindre, mais pour vous donner le goût de créer et de trouver si ce langage vous convient.
Vous avez étudié à l’Ecole des Beaux-Arts de Rabat puis à celle de Toulouse de 1969 à 1972. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque toulousaine ?
Je garde des souvenirs émouvants de Toulouse, de la chaleur des gens, de leur générosité. Ils étaient très accueillants, toutes les portes m’étaient ouvertes. Mes origines sociales très modestes ne comptaient pas aux yeux de ceux qui m’invitaient chez eux. Ces gens merveilleux m’ont profondément marqué pour le reste de mon existence. Je dis souvent que Toulouse est ma ville de renaissance et une partie de moi est toulousaine. J’y ai appris la culture française, la musique, l’amour, la générosité… Je voudrais d’ailleurs rendre hommage à un homme hors du commun que je n’oublierai jamais. Dans les moments difficiles que j’ai traversés, il était là comme un père et comme un ami. Ce professeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse et artiste-peintre, qui m’a appris ce qu’était la peinture, s’appelait Daniel Schintone. Je lui dois énormément. En ce moment, une jeune cinéaste marocaine Zhor Fassi-Fihri tourne un film sur ma vie qui s’appelle L’Homme des Signes et dont le tournage devrait se terminer à la fin de l’année. Dans le film, Daniel Schintone est interprété par François Berléand. Par ailleurs, à notre époque où l’on dresse les religions les unes contre les autres, je voudrais également rendre hommage à tous ces prêtres, ces curés, ces moines qui m’ont accueilli, soutenu, aidé et qui m’ont fait grandir par leur fraternité alors que j’étais d’origine marocaine et musulman. Je pense que lorsque l’on croit en Dieu, on croit en ses créatures et on les respecte. Ces gens-là m’ont appris le respect de l’autre.
Vous êtes artiste associé de l’édition 2025 du festival Piano aux Jacobins dont l’affiche reproduit l’une de vos œuvres. La musique a-t-elle une influence sur vos créations ?
La musique a une influence considérable sur ma gestuelle, sur l’exécution de mon travail. Tous les grands auteurs qu’il m’a été donné de rencontrer – qu’il s’agisse de Léopold Sédar Senghor ou d’Yves Bonnefoy – ont parlé à propos de mon travail de la musicalité de la lettre. Ils évoquaient la danse de la lettre, du son. Il suffit de se laisser guider à l’intérieur des œuvres pour entendre des notes de musique. La musique a été essentielle pour moi et je l’ai découverte à Toulouse où j’ai assisté à mes premiers concerts grâce à la famille Krynen qui est devenue comme la mienne. Lors du premier Noël que j’ai passé à Toulouse, en décembre 1969, j’ai assisté à l’église de la Daurade aux chants de Noël qui me fascinaient et me passionnaient. Ils parlaient à mon cœur, à mon imaginaire.
Vous évoquiez vos collaborations avec des écrivains. Qu’est-ce que ces expériences vous ont apporté ?
J’ai collaboré notamment avec Octavio Paz, Adonis, Aimé Césaire, Edouard Glissant, Vaclav Havel… Ces très grands écrivains ont laissé une trace indélébile en moi. Ils m’ont appris la modestie, la littérature et l’écriture. Michel Butor m’a donné le goût du travail avec les autres, avec les écrivains, avec les poètes, avec les musiciens et je lui dois beaucoup.

Medhi Qotbi © Harald Gottschalk
Vous présidez la Fondation nationale des musées du Maroc. Quelle est la vocation de cette institution ?
Je voudrais rendre hommage à Sa Majesté le roi Mohammed VI qui a une vision exceptionnelle sur le plan culturel. Il m’a nommé à la tête de la Fondation nationale des musées qui recouvre, depuis sa création en 2011, tous les établissements appartenant à l’Etat. Elle les gère et leur donne vie en organisant notamment de grandes expositions autour de Picasso, Giacometti, César, les impressionnistes, Delacroix… Nous exposons en ce moment au Musée Mohammed VI d’art moderne les « Regards croisés » de deux grands photographes français : Marc Riboud et Bruno Barbey. Le Maroc est cité en exemple pour sa créativité et son activité dans ce domaine. Les gens viennent aujourd’hui au Maroc pour découvrir aussi sa culture et la façon dont il promeut les cultures.
Dans une interview, vous déclariez que « la langue arabe est le reflet de mon enfance ». La peinture est-elle une façon de renouer avec une part de cette enfance ?
Nous sommes tous formatés par notre enfance. Comme je l’ai dit précédemment, je suis imprimé dans ma chair par les nœuds tissés et les formes inventées devant mes yeux par ma mère. Il est évident aussi que lorsque j’allais faire les courses au marché pour elle, j’étais bercé par les écritures calligraphiées sur les devantures des magasins. Il y avait là une dimension poétique, une beauté qui dépassait la seule condition du boucher, de l’épicier, du boulanger ou du pâtissier. Au-delà de ce spectacle visuel, il y avait aussi un mélange de sons qui sortaient des radios allumés. Aujourd’hui, les artistes d’origine arabe existent et sont représentés dans les grands musées. C’est extraordinaire. Pour ma part, la rétrospective que m’a consacré l’Institut du Monde Arabe, à Paris d’octobre 2024 à janvier 2025, a eu un grand écho. Et je suis heureux que l’on ait rendu hommage à l’aspect moderne et novateur de mon travail.