Dans la chronique Les albums culte à écouter, Culture 31 fait honneur à un grand album de l’histoire de la musique.
Et moi et moi et moi / Jacques Dutronc – Jacques Dutronc
Sorti en 1966, Et moi et moi et moi marque les débuts explosifs de Jacques Dutronc. Couverts des paroles calembours – qu’il faut prendre au vol – de Jacques Lanzmann, les instrumentaux garage et folk-rock de l’album raillent les sixties. Antisystème et osé, ce premier succès reste un bijou à redécouvrir pour son audace et sa verve.
« Dans la vie, il n’y a qu’des cactus, moi je me pique de le savoir », balance Dutronc dans Les Cactus. Dénommé Et moi et moi et moi (titre de son premier hit) ou Jacques Dutronc à une époque où on ne donnait pas toujours de noms aux opus, l’album met un coup de pied dans la fourmilière mourante des yéyés de Sheila et Sylvie Vartan.
L’aventurier de son époque
Jacques Dutronc naît en 1943. Adolescent, il traîne avec la bande de la Trinité, qui a connu comme membres les futures stars Johnny Hallyday et Eddy Mitchell, notamment. Au début des années 1960, il fait ses premières armes dans l’industrie musicale. Il compose déjà, notamment Fort Chabrol, un instrumental rock’n’roll repris par la regrettée Françoise Hardy pour son tube mondial Le Temps de l’amour.
En 1966, chez Vogue, label où il travaillait déjà comme directeur artistique, il s’allie à l’auteur Jacques Lanzmann. Leur première chanson Et moi et moi et moi devient un tube. Celle-ci raconte l’histoire d’un mec complexé mais qui relativise. La guerre du Vietnam, la famine, les Français ou « cinquante millions d’imparfaits », scotchés à la speakerine de l’ORTF Catherine Langeais : tout y passe, en comparaison. Les Play-Boys, autre classique de Dutronc, raille les riches « cheap » (répétés en gimmick « cheap doo-wah ») et leurs pièges à filles, c’est-à-dire l’argent, contre lequel Dutronc sort son piège à filles à lui : « un piège tabou », nul besoin d’en dire davantage. La cinquième piste Les Cactus – portée par la basse d’Hadi Kalafate et des percussions à la Wayne Fontana and the Mindbenders (The Game of Love) – pique fort en l’occurrence si on considère que tout dans la vie est important.

Jacques Dutronc © W. Veenman
Le compositeur se lance tel un aventurier dans la description des contradictions de son époque, de toutes les époques. Les arrangements, purs comme un album live, donnent une authenticité non-préfabriquée à ce premier disque. Jacques Dutronc impose un ton ironique et désinvolte qui détonne dans une France des Trente Glorieuses, à l’aune d’un changement sociologique et social.
Du mordant bien amené
Jacques Lanzmann signe des textes futés, lesquels le compositeur Dutronc ne peut les porter qu’avec une voix monochrome pour en révéler le tranchant. L’espace d’une fille joue sur l’anaphore : « Je l’ai aimée l’espace de… ». Cette chanson pop-folk est chantée façon Bob Dylan (des albums Highway 61 Revisited ou Blonde on Blonde) comme un pastiche. J’ai mis un tigre dans ma guitare rugit contre le Premier Ministre (PM) de l’époque. Dans ce texte, les personnifications animales fusent avec ingéniosité : le lapin PM grignote l’espoir et une chèvre (populaire) bêle le désespoir. Sur une nappe de restaurant dénonce le capitalisme individualiste qui a peur de l’autre avec une musique « beatlesienne » (période Rubber Soul). On nous cache tout, on nous dit rien glisse une paronomase brillante : chante-t-il les truismes du seigneur « La Palice » ou demande-t-il une vérité sur « la police » ? La fille du Père Noël ose des allusions sexuelles de BDSM (« Sur le lit j’ai jeté mon fouet, tout contre elle je me suis penché») et oppose le fils du Père Fouettard que Dutronc serait à la fille sage de l’être aux cadeaux que la femme aimée incarnerait. Même La compapade, cri bien ringard aujourd’hui, montre le je-m’en-foutisme typique de l’artiste. Il dit les termes sans se prendre au sérieux. La conclusion du disque Mini-Mini-Mini taquine les minijupes et le mini général sur Terre face au monde intergalactique. Dutronc lui préfère le « maxi ».

Jacques Dutronc, l’aventurier © Nahoj Lorim / Wikimédia
Dans cet album, les rimes riches et suffisantes donnent une pulsation originale au disque. Les cris finaux de la dixième piste Les gens sont fous, les temps sont flous font penser à ceux de Paul McCartney dans Tomorrow Never Knows. Ce cocktail d’humour et de rage sarcastique reste un régal à ingurgiter.
Et moi et moi et moi résonne toujours presque 60 ans après sa sortie, entre ironie et lucidité. À dénicher sur vinyle ou en streaming, c’est un grand album qui traverse les décennies sans perdre de sa vigueur originelle.