CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Théâtre du Capitole, le 26 novembre 2024. Bruno MANTOVANI : Le voyage d’automne. Création mondiale. Marie LAMBERT-LE BIHAN. Pascal ROPHE.
Une création magistrale au Capitole.
Le livret de Dorian Astor d’après le livre de François Dufay est concis et précis à la fois. Un beau travail qui permet une lisibilité de l’action tout en laissant une ambiguïté nécessaire à cette histoire fascinante. La séduction exercée sur ces intellectuels français en 1941 par le régime nazi est un fait historique dérangeant. Ce voyage de poètes en Allemagne accepté par les 5 écrivains français est un fait historique. Leur retour faisant l’éloge du régime totalitaire également. Un sujet si noir, avec uniquement des voix masculines, a peu à voir avec les canons de l’opéra.
Le Capitole a mis toutes ses forces pour faire de cette création une réussite. La distribution, nous y reviendrons en détail est exemplaire. Le livret de Dorian Astor, nous l’avons dit est de grande qualité. Les décors d’Emanuele Sinisi sont très symboliques, simples et suggestifs. Les costumes d’Haria Ariemme nous font voyager dans cette époque terrible. Les lumières et vidéos de Yaron Abulafia sont complexes et donnent beaucoup d’épaisseur au tragique de l’action. La mise en scène et la direction d’acteurs sont de Marie Lambert-Le Bihan. C’est un magnifique travail à la fois d’ensemble et de détails. Les relations complexes entre les personnages sont très abouties. Chacun incarne la névrose qui l’amène à vendre son âme aux démons avec efficacité. Le désir de Marcel Jouhandeau pour une supposée force virile allemande incarnée par Heller est pathétique. Il ne s’agit pas d’amour mais de désir visant à s’abaisser. Ramon Fernandez avec un bagout artificiel est volubile. Mais le plus excité par une sorte d’enthousiasme hystérique est Brasillach. Chardonne est l’incarnation de la vanité autocentrée. Quant à Drieu Larochelle il promène avec élégance et une morgue condescendante sa « suicidalité » latente.
Côté allemand les trois rôles sont également très bien campés. Heller partage également une forme de désir pour Jouhandeau et entretient ce dernier dans sa dépendance avilissante en y mêlant Baumann. Pourtant il essaiera avec lucidité de dire qu’il n’est lui-même pas plus qu’un exécutant. Baumann est le soldat discipliné impeccable et exemplaire. C’est surtout Wolfgang Göbst, le ministre de la Propagande qui nous interpelle par une allure robotique très inquiétante. Le dernier personnage est une femme, une « songeuse » qui va intervenir trois fois. En une longue robe blanche elle n’est pas vraiment consolatrice mais offre un peu d’humanité et de sentiments (même si c’est de la tristesse) dans cette action si sombre.
Évoquons à présent le partition de Bruno Mantovani. Il écrit une sorte de récitatif pour les voix qui permet la fluidité du texte mais fuit le chant. L’orchestre intervient surtout entre les dialogues et sonne fort, complexe et riche. Cette alternance crée une forme hypnotique. Il y a également de beaux moments d’Ostinato tant pour le voyage en chemin de fer que pour la descente aux enfers des protagonistes. Je regrette que Mantovani se range dans ces compositeurs d’opéra qui ne mettent pas en valeur les voix, ne jouent pas avec les codes de l’opéra. Avec une distribution pareille il aurait pu proposer des moments vocaux plus complexes. Le petit madrigal « a capella » nous a mis l’eau à la bouche sans véritable suite. C’est finalement le chœur qui aura les moments les plus lyriques. L’orchestre et les chœurs du Capitole sont magnifiques. Le direction de Pascal Rophé est précise et nuancée.
La distribution mérite tous les éloges : Pierre-Yves Pruvot que nous avons connu en Klingsor dans Parsifal ne peut donner toute sa voix de baryton-basse dans le rôle de Marcel Jouhandeau mais reste celui qui chantera le plus. Il est un peu un monsieur tout le monde, banal. Son jeu est très subtil suggérant plus que ne montrant son attachement de midinette à Heller.
Stephan Genz en Heller a une voix de baryton percutante et qui peut être mielleuse, lui permettant de mettre en valeur toute la complexité de son personnage. Emiliano Gonzalez Torro de sa voix de ténor capable d’ombre exprime l’agitation de Ramon Fernandez nous le rendant presque sympathique par moments. Vincent le Texier est un Jacques Chardon à la suffisance puante. Très beau travail de composition mais sa belle voix de basse n’est pas beaucoup mise en valeur. Yann Beuron, ténor de grâce, joue de son beau timbre et de sa ligne de chant contrôlée pour créer en Drieu de la Rochelle un personnage redoutablement complexe, à la fois mélancolique et séducteur. Jean-Christophe Lanièce est Brasillach, il joue de sa jeunesse pour se démarquer et avec lucidité se dit journaliste plus qu’écrivain et témoin. Sa faillite au retour n’en est que plus tragique il sera témoin aveugle lors de l’arrêt du train. Cet arrêt est le moment le plus terrible car les cinq hommes devant l’exécution sommaire des juifs ne voudront « pas en croire leurs yeux », alors que leur description des faits barbares est très précise.
La plus grande réussite en termes de distribution et de voix est le contre-ténor William Shelton dans le rôle de Göbst.
Jamais avec cette allure robotique et sa seule voix de tête une « désincarnation » aussi fascinante n’a été créée. Ce robot sans âme et une voix sans corps est tout à fait effrayant. Enguerrand de Hys en Baumann avec sa belle voix de ténor allie également séduction malhabile dans son air et obéissance de soldat la plupart du temps. Reste la belle Gabrielle Philiponet en Songeuse. Ses trois interventions sont très attendues car c’est la seule voix féminine. Si elle s’exprime dans une sorte de cantilène pas assez éloignée de la matière du récitatif des hommes, nous sommes loin des interventions nocturnes si lyriques de Brangaine par exemple …
Je trouve que la plus grande réussite de la dramaturgie est de montrer la banalité du mal et comment chacun, y compris aujourd’hui, est capable de se laisser séduire par le mal. Notre époque peut prendre exemple sur cette « aventure intellectuelle » et ne pas la juger si sévèrement. Regardons aujourd’hui : ne rien vouloir voir reste la plus grande plaie de ce monde et nous n’avons rien à envier (climat, guerres, pauvreté …).
Les moyens considérables mis par le Capitole pour cette production sont magnifiques. La mise en scène de Marie Lambert La Bihan est de très grande qualité. Les partis pris de Bruno Mantovani sont intéressants mais laissent un peu sur leur faim les amateurs de voix. Le livret de Dorian Astor est habile. La distribution est superlative, l’orchestre et les chœurs sous la direction de Pascal Rophé sont parfaits.
Crédit Photo : M. Migliorato
Critique rédigée pour Classiquenews.com