Le spectacle de clôture de la saison 23/24 de l’Opéra national du Capitole vient de connaître en cette soirée de première du 20 juin 2024 un indescriptible triomphe. Un faisceau de qualités superlatives indéniables et de niveau international ne pouvait que conduire le public, aussi exigeant que connaisseur, du Capitole vers ce délire d’ovations et d’applaudissements que seul l’ultime tomber de rideau a su calmer.
Cette reprise d’Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski se fait dans le cadre d’une nouvelle production qui, d’ailleurs, n’est pas le moindre des atouts de ce spectacle. Elle est signée, pour la mise en scène, d’un véritable homme de théâtre : Florent Siaud. Avec la complicité de Romain Fabre (décors), Jean-Daniel Vuillermoz (costumes), Nicolas Descôteaux (lumières), Gaspard Philippe (vidéo) et Natalie van Parys (chorégraphie), Florent Siaud nous donne à voir le roman en vers de Pouchkine dans un respect absolu de ses ambiances, de sa temporalité et de ses personnages. La scène est divisée en deux parties. Le bas est le lieu d’habitation. Au-dessus, nous sommes à l’extérieur, pas très loin d’ailleurs de la maison des Larina mais déjà en forêt. Le va et vient entre les deux univers offre de magnifiques gestes théâtraux particulièrement signifiants.
La direction des artistes est millimétrée, juste ce qu’il faut pour comprendre les états d’âmes des personnages. Avec Florent Siaud, nous sommes dans un théâtre de l’intime. Les scènes lyriques composant cet opéra lui donnent un champ d’action dans lequel il accomplit un travail superlatif qui lui a valu, ainsi qu’à son équipe, un tonnerre d’applaudissements au rideau final. Se concentrant sur les personnages, les mettant hors de portée de toute circonvolutions tapageuses plus ou moins baroques, il nous en offre la vérité dans sa joie, ses craintes, son enthousiasme, son désarroi et sa douleur. Décors et costumes arborent des couleurs pastel faisant de facto l’économie d’un quelconque racolage visuel, mettant ainsi et avant tout au premier plan les tourments les plus profonds de tous les protagonistes de ce drame. Que d’émotions !
Une incontestable réussite ! Mais attention, ce n’est pas pour autant que le feu ne couve pas. Ecoutez ce que l’Orchestre national du Capitole, sous la direction du chef bavarois Patrick Lange (arrivé en remplacement il y a quatre jours !) fait de cette partition. C’est d’un romantisme échevelé. Ne reculant devant aucune dynamique, il impose une lecture tout à la fois fébrile, émouvante, puissante, conjuguant nostalgie, attente, désir, drame en un suprême élan musical. Du grand art !
Le public adoube la Tatiana de Valentina Fedeneva
Tatiana n’est certes pas une prise de rôle pour la soprano ukrainienne Valentina Fedeneva, membre de troupes russes dans lesquelles la cantatrice a eu l’occasion de croiser ce personnage de nombreuses fois. La fréquentation du rôle est évidente vocalement. Elle en connait tous les secrets, les moindres inflexions. Florent Siaud modèle son portrait dramatique avec un art subtil de son évolution psychologique. A ce titre, la fameuse scène de la lettre est un modèle théâtral. Triomphe mémorable aux saluts.
Mais un triomphe largement partagé avec Stéphane Degout dont l’Onéguine arrogant, ténébreux et malheureux n’a pas fini de nous hanter. Son baryton puissant et généreux, au timbre somptueux et à l’homogénéité parfaite, est au service d’une composition vocale de premier plan. C’est sur un sol aigu éblouissant qu’Onéguine jette un dernier regard éperdu sur l’amour à contretemps qui lui échappe à jamais. Stéphane Degout est un artiste lyrique d’exception, son Wozzeck capitolin nous l’avait encore une fois démontré. Ce personnage d’Onéguine, dans toute sa complexité, ne pouvait lui échapper. Mais si le succès de cette soirée a été tel c’est aussi parce que la distribution réunie par Christophe Ghristi est tout simplement idéale.
C’est ainsi qu’il convient de nommer également le Lenski formidablement émouvant de Bror Magnus Todenes dont l’air précédant le duel est un modèle de musicalité, avec des diminuendos stratosphériques. Eva Zaïcik est l’inconstante Olga que l’on attendait, mettant son mezzo chatoyant au service d’une naïveté dont on sait l’issue mortelle. Autre moment de littérale suspension, l’air de Grémine. Dans un rôle qui convient parfaitement à sa somptueuse voix de basse, Andreas Bauer Kanabas, en troupe à Francfort aujourd’hui, nous donne à entendre les mots d’un amour inconditionnel, celui qu’il porte à Tatiana. Et l’on ne sait qu’admirer le plus, d’un timbre aux couleurs crépusculaires d’une irradiante beauté, d’un phrasé ample autant qu’infaillible, d’un ambitus plus que généreux s’abîmant dans des graves caverneux. Une vraie leçon de chant ! Juliette Mars (Madame Larina) et Sophie Pondjiclis (Filipievna) apportent à ce spectacle leur mezzo émouvant et bien conduit, tandis que Carl Ghazarossian distille un Triquet d’une suprême élégance et Yuri Kissin met au service d’Un Capitaine et de Zaretski son opulente basse.
Ajoutons à cela, et ce n’est pas rien, la contribution du Chœur de l’Opéra national du Capitole qui, placé sous la direction de Gabriel Bourgoin, s’empare avec autorité, précision, nuance et musicalité des nombreuses interventions qui lui sont réservées dans cet ouvrage.
Il fallait bien cela pour parachever le légitime succès de cet Eugène Onéguine, entré d’ores et déjà dans la légende de l’histoire lyrique toulousaine.
Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse