Il est des « spectacles » qui vous remuent si profondément qu’ils résonnent encore en vous longtemps après que l’on soit sorti de la salle.
Il faut donc remercier la nouvelle directrice du Théâtre de la Mairie de Toulouse d’avoir programmé le dernier récital de Jean-Louis Trintignant : il tombe à point nommé, après la triste « affaire Depardieu » (comment peut-on en arriver, même si l’on a perdu un enfant, à embrasser Poutine ?), pour nous rappeler qu’un grand acteur c’est un voix, une mémoire, une âme.
Le Théâtre Daniel Sorano est rempli à craquer pour la 3ème soirée consécutive de ce récital, et le quart d’heure toulousain nous semble bien long, tandis que sous le rideau de scène, nous apercevons un ballet de pieds violets. Quand le rideau s’ouvre, « il » est là, à cour, souriant, simplement assis dans un grand fauteuil en rotin, en pantalon et pull noir, la neige de ses cheveux éclairée par une chemise blanche et un simple projecteur blanc. Après une citation de Desproges « Un gentleman, c’est quelqu’un qui sait jouer de la cornemuse et qui n’en joue pas », il nous accueille avec Jacques Prévert « dans sa maison qui n’est pas sa maison… », puis il nous présente ses camarades musiciens : le jeune violoncelliste, Grégoire Korniluk, qu’il a placé au centre, et face à lui, à jardin, l’accordéoniste Daniel Mille**, son complice depuis 15 ans, qui a écrit pour lui des arrangements discrets mais efficaces.
Un acteur, c’est d’abord une voix : on reconnaitrait celle de Trintignant dans l’obscurité la plus totale, une voix qui lui survivra, comme celle des regrettés Philippe Noiret ou Léo Ferré. Et en un instant, comme dans un fondu-enchainé de cinéma, défile devant nous sa « carrière », du séducteur italien au juge contestataire de Z, de Bertolucci à Haneke en passant par Costa-Gravas, du succès mondial d’Un homme et une femme jusqu’au vieillard amoureux d’Amour, Palme d’or à Cannes…
Mais on revient vite à la Poésie, cette grande dame qui le maintient en vie, sur laquelle il s’appuie comme sur une canne. Et pas n’importe qu’elle Poésie, celle des révoltés, des Libertaires, Prévert, Vian et Desnos : même s’il s’est peu engagé en politique, il affirme sa sensibilité anarchiste, son refus de toutes les oppressions, de la guerre…
Il dit in extenso le Déserteur de Vian, si bien chanté en leur temps par Mouloudji et Reggiani, avec le dernier couplet d’origine « si vous me poursuivez prévenez vos gendarmes que j’aurai une arme et que je sais tirer ».
Il évoque avec Prévert les Etranges étrangers ou une inceste misérable (extrait d’un de ses dialogues de cinéma non utilisé), mais aussi le Chat et l’oiseau.
Avec Desnos, il distille des extraits de Chantefables et Chantefleurs, merveilleux poèmes pour enfants petits et grands, y compris ceux d’Isieux, l’occupation et les déportations (« André Platard a quitté la rue Saint Martin » que l’on devrait apprendre dans toutes les écoles), en n’oubliant pas de rappeler que le poète est mort du typhus juste avant la libération du camp de Térezin et dire le dernier poème de celui-ci :
« J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste rien de toi,
Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres
D’être cent fois plus ombre que l’ombre
D’être l’ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée. »
Heureusement qu’il a choisi aussi des textes charriant de l’humour, enfantin avec Prévert, noir avec Vian, anarchiste toujours.
Par exemple, l’éléphant qui n’a qu’une patte de Robert Desnos:
L’éléphant qui n’a qu’une patte
A dit à Ponce Pilate
Vous êtes bien heureux d’avoir deux mains,
Ça doit vous consoler d’être Consul romain.
Derrière l’acteur, il y a le père inconsolable de la perte de deux de ses filles, Pauline, morte à 9 mois, et surtout Marie, sauvagement assassinée : « je fais semblant de vivre » comme il le dit lui-même.
Et si ce n’était pas lui, sans doute n’accepterions nous pas cette ambiance, mais il fait tout passer avec cette simplicité naturelle qui n’appartient qu’aux plus grands. Il a 83 ans et l’on est surpris de sa mémoire intacte, de son alacrité intellectuelle pendant plus d’une heure et quart. Stéphane Hessel dans son anthologie « Ô ma mémoire, Poésie ma nécessité » cite Guillaume Apollinaire « Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué » ; visiblement, même s’il est déjà ailleurs, Trintignant ne se lasse pas de naviguer avec ses poètes-compagnons et il nous embarque avec lui.
On regrette d’autant plus de n’avoir pas pu assister aux représentations de Lettres à Lou d’Apollinaire, avec Marie bien sûr, annulé à Odyssud pour raisons de santé, ou même à « Altavoz, Mémorial pour Antonio Ruiz Delgado », son duo avec Bruno Ruiz, hommage au père républicain de celui-ci, au Festival Chansons de Parole de Barjac.
Quand il vient saluer, presque porté par ses musiciens, un tonnerre d’applaudissements de toute la salle debout dure dix bonnes minutes. En rappel, il nous offre, à l’unisson cette fois avec l’accordéon et le violoncelle, « Barbara » de Prévert, bien sûr et les larmes viennent aux yeux :
Oh Barbara Quelle connerie la guerre »
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abimé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée…
« Il est magnifique » dit ma voisine et c’est vrai qu’il rayonne d’une grande lumière intérieure, de cette âme que d’autres ont perdu, ou retiennent à peine par les ailes.
Et l’on sent bien que cette dernière représentation est peut-être l’ultime.
Sous la pluie battante, l’écho de la voix de Jean-Louis Trintignant résonne encore, il dit toujours des vers mais ce sont ceux d’un poète révolté à la manière du XIXème siècle, qui est quelque part l’ancêtre de ceux du XXème siècle, et qui a aussi perdu sa fille :
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Un certain Victor Hugo.
E.Fabre-Maigné
12-I-2013
* Etiquetté au rayon jazz, l’accordéoniste Daniel Mille a butiné à travers les genres musicaux les plus variés. Sa carrière fait état de prestigieuses collaborations avec le monde de la chanson (Barbara, Maxime Leforestier, Claude Nougaro, Christophe, Maurane, Higelin…), celui de la musique world (Misia, Salif Keita, Lokua Kanza, Luz Casal, Richard Bona..), avec aussi quelques crochets par le rock (Nina Hagen…). Au fil d’une carrière ponctuée de six albums (« Sur les quais »() en 1994, « Les heures tranquilles » en 1995, « Le funambule » en 1999, « Entre chien et loup » en 2001, « Apres la pluie »en 2005 (Victoire de la Musique) L’attente » en 2009,(nominé au Victoire de la Musique), il obtient la reconnaissance de la critique, recueille l’adhésion du public et reçoit la consécration de la profession. En 1999. il compose la musique du spectacle » La Valse des adieux » de Louis Aragon, qui l’emmène sur les planches hexagonales avec Jean-Louis Trintignant, parallèlement à d’autres expériences théâtrales, « Les poèmes à Lou » d’Apollinaire en 2004 et plus récemment « Vian,Prevert,Desnos « toujours avec Jean-Louis Trintignant. En 2006, Daniel Mille a remporté la Victoire du jazz du meilleur instrumentiste.
photo @ Philippe Lejeaille