CRITIQUE. Concert. TOULOUSE. Halle-aux-Grains, le 12 mars 2024. CHOSTAKOVITCH. Orchestre National du Capitole. Tugan Sokhiev.
La revanche de Tugan Sokhiev
Ce concert a permis à la Halle-aux-Grains, vraiment pleine à craquer, de retrouver comme au bon vieux temps l’orchestre du Capitole en majesté avec Tugan Sokhiev.
Sans polémiquer rappelons que le chef Ossète avait démissionné de son mandat en 2022 et que cela l’avait empêché de diriger cette partition au tout début de la Guerre en Ukraine. C’est un retour triomphal, sa réponse implacable de musicien aux politiques. Comment mieux dire sa haine de la guerre qu‘en donnant vie à la vaste partition de Chostakovitch. Aujourd’hui cette symphonie qui a été écrite sous les bombardements nazis en 1942 en Russie, dit la haine de toute guerre et condamne de fait toute guerre, quelle qu’elle soit.
L’amour entre Tugan Sokhiev et son orchestre de Toulouse (dirigé durant 16 ans) n’a pas été terni par les évènements. C’est simplement le public qui n’a eu cette année qu’un seul concert pour le constater (en décembre 2023, malade, Tugan Sokhiev avait annulé ses engagements et sa venue à Toulouse) mais quel concert. Celui qui en vaut peut-être vingt !
Jamais l’orchestre n’avait débordé ainsi de la scène envahissant les marches vers les spectateurs ; rarement la salle aura été si pleine. Tugan Sokhiev arrive avec énergie et se fraye un passage pour gagner l’estrade. Les applaudissements crépitent, il salue puis Il se concentre. Il dirige sans baguette et à mains nues, signe de grande confiance en lui et en l’orchestre.
Le début de « l’allegretto » est une sorte de portique fait de puissance et d’arrogance : les hommes sont certains de maîtriser leur vie en paix. Le son est compact et riche. Puis les bois apportent des éléments bucoliques et tendres, la vie en paix est bien agréable ainsi décrite. La texture de l’orchestre s’allège comme par magie, la lumière devient douce, cela chante et danse. Puis insensiblement la caisse claire presque inaudible arrive. A partir de là un mouvement digne du Boléro de Ravel se construit. Tout l’orchestre va amplifier le thème simple et la caisse claire solo va embarquer avec elle deux puis trois collègues pour se faire entendre quand l’orchestre fait retentir des cuivres si dramatiquement. Ce passage d’un implacable tragique est un mélange de terreur et de jouissance. Le trouble est déstabilisant. Cette splendeur de son, cette direction magnifique, cet engagement des musiciens, tout est merveilleux et décrit pourtant la folie guerrière qui monte et ne s’arrête que sur la désolation de la destruction quasi totale.
A ce moment la plainte désolée de la flûte est si déchirante qu’elle rappelle que les premières flutes ont été fabriquées dans des os creusés et percés. Sandrine Tilly est merveilleuse et sera poignante à chaque intervention. La description précise des autres mouvements serait fort longue. Je vais donc insister sur la forte affinité qui existe entre Tugan Sokhiev et cette partition. Dans sa direction, à main nue et quasi chorégraphique, Il en met en valeur les audacieuses beautés orchestrales, la riche harmonie, les couleurs saturées ou diaphanes ; les phrasés sont creusés, les nuances sont extrêmes, la structure également est mise en valeur et la construction d’ensemble est lumineuse. La maturité est belle chez ce musicien d’exception ! Les musiciens de l’orchestre sont des solistes magnifiques quand cela est demandé et le jeu collectif, l’écoute mutuelle sont d’un très, très grand orchestre.
La fin si savamment construite si étourdissante laisse une partie du public comme hébétée. Les applaudissements finissent par devenir tonitruants. Tugan Sokhiev radieux fait saluer ses amis de l’orchestre un à un pour les solistes rudement mis à l’épreuve et qui nous ont tout donné. Les cordes ont été hallucinantes de souplesse, les violons larges et poignants, les altos ont trouvé des couleurs dramatiques, les violoncelles ont su être tragiques et les contrebasses (10) d’une rigueur implacable.
Le message pour la paix a été partagé par tous.
Le lendemain à la Philharmonie de Paris, dans une acoustique bien plus adaptée, parions que le succès aura également été colossal. Espérons que la Warner qui avait envisagé une intégrale des symphonies de Chostakovitch avec ce chef et cet orchestre aura posé ses micros pour éterniser cette merveilleuse interprétation en ce moment historique.
Hubert Stoecklin
CRITIQUE. Concert. TOULOUSE. Halle-aux-Grains, le 12 mars 2024. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie N° 7 en ut majeur « Leningrad », Op.60. Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Tugan Sokhiev, direction.
Photos : Romain Alcazar.