Philippe Sollers est mort le 5 mai 2023. Il laisse une œuvre foisonnante de quatre-vingts volumes. Pascal Louvrier, remarquable biographe de Michel Delpech et de Georges Bataille, avait publié en 1996 Philippe Sollers, mode d’emploi ; il a repris cet essai, et autobiographie indirecte, pour en tirer Sollers entre les lignes – un parcours dans l’espace (de Bordeaux à Venise) et dans le temps (de la maison de Talence jusqu’au cimetière d’Ars-en-Ré).
SOUPE BOURGEOISE
Pascal Louvrier reconstitue avec précision les années bordelaises, les premiers textes, la « montée » à Paris, la création de Tel Quel ; puis la rencontre avec Kristeva et Rolin, magnifiques écrivains elles-mêmes ; on voit le lien qui unissait Sollers à Barthes (appelé « Mamie » par ses gitons, révèle Sollers) et à Louis Althusser, qui étrangla sa femme (Sollers, toujours : « Elle lui pompait l’air… Il l’a asphyxiée… »). Quant à l’autre Louis (Aragon), méfiance : il a voulu empêcher Sollers de rejoindre la « révolution prolétarienne », le maintenir dans une « soupe bourgeoise ». « Miam, miam », conclut, pas dupe, le biographe.
On regarde Sollers sauter en artiste d’une langue de bois à une autre, de celle du PC stalinien à celle de Mao (« la fièvre jaune », écrit Louvrier) ; puis de la froide avant-garde au lyrisme de Bernard-Henri Lévy. « Insurgé, toujours ! » ironise l’auteur, qui rappelle cruellement le seul acte révolutionnaire de Sollers (« [jeter] des pavés dans le bassin aux poissons rouges, rue d’Ulm »).
Enfin, ce sont les années quatre-vingt, la mort des Maîtres, le tournant figuratif avec Femmes, Gallimard (« la banque centrale »), le début de L’Infini, et le passage du « Petit livre rouge [à] la Bible ».
PAS UN MISSEL
Justement, ce livre n’est pas un missel, et Louvrier d’insister sur le conformisme de Sollers, se voyant en ennemi des « bons bourgeois béotiens bouffis de suffisance », alors qu’il fut une « girouette insignifiante et incompréhensible » dont le « cas est indéfendable ». C’est cruel, peut-être juste, mais était-il indispensable d’en faire un « gourou », parce qu’il a évincé Hallier de Tel Quel ? Un « pervers », pour avoir écrit Lois, ce livre majeur ? Un diable, parce qu’il révéla l’homosexualité de Barthes (« Malheur à toi, Satan Sollers, tu n’avais pas le droit ») ?
Sollers a surtout été un joueur : il a joué au révolutionnaire bourgeois et au provocateur inconséquent. Ce qui n’a pas été un jeu, explique Louvrier, c’est le carriérisme, dès ses débuts. Avant que Mauriac consacre l’article qui va « lancer » Sollers, celui-ci rencontre Mauriac à Malagar, « comme ça, en passant » (l’expression sollersienne revient plusieurs fois). Son œuvre aurait-elle dû rester dans l’obscurité ? L’auteur continue en parlant de « parrainage régional », parce que les deux romanciers étaient girondins, alors que Mauriac, prix Nobel depuis huit ans, était une des voix les plus écoutées et respectées dans le monde… Cette ironie est presque mesquine.
L’ENJEU DU JE
« Les bouquins de Sollers ? » écrit le biographe. « Illisibles. Ponctuation ridicule. Les points de suspension, façon Céline… Pouah ! » Louvrier les pastiche pourtant : « De nouveau la pluie… Traversée d’un pont en béton jeté d’une rive à l’autre… Gigantisme… Des lumières partout… Vision féérique… » L’écriture, dit Louvrier, consiste à « fouetter la syntaxe, la malaxer, la pincer, la pétrir ». Il s’y essaie lui-même avec talent, quitte à inventer des mots (« déflagrées ») et « pratiquer l’uppercut verbal », car « le mot doit cogner, la formule claquer » : « Voilà l’enjeu. L’enjeu du jeu. Le je enjoué connaissant l’enjeu ».
On passe trop vite (deux demi-pages, à la toute fin) sur Sollers découvreur de talents. En revanche, interrogé pour ce livre, Thomas A. Ravier révèle : « Selon moi, le seul adversaire perçu très vite par Sollers comme un rival dangereux aura été Muray (énergie, profondeur de vision, saisie de l’époque, vis comica, etc.). Et Sollers, en bon stratège, a fait ce qu’il fallait, tout en le défendant, pour le neutraliser. »
On le voit encore, cet essai brillant, très personnel, n’hésite pas à montrer la face sombre d’un écrivain lumineux. Il est donc indispensable.*
*Si l’on accepte d’enjamber quelques erreurs, comme « Hôlderlin » (au lieu de « Hölderlin ») ; comme le fameux incipit de La Barbarie à visage humain (« Je ne suis d’autre Révolution » au lieu de « Je ne sais d’autre Révolution ») ; comme l’œil de J.-E. Hallier (perdu non pas « à Budapest » – « pendant le siège », ajoutait le brouillon mythomane –, mais à Saint-Germain-en-Laye, sous les forceps de l’obstétricien) ; et autres fautes vénielles.
Philippe Sollers entre les lignes • Le Passeur