Reprise à Toulouse de « Jenůfa », opéra de Janáček dirigé par Florian Krumpöck au Théâtre du Capitole, avec Marie-Adeline Henry et Catherine Hunold, dans la production signée Nicolas Joel.
Directeur musical du Volkstheater de Rostock, Florian Krumpöck dirige à Toulouse « Jenůfa » de Leoš Janáček, à l’occasion de la reprise de la mise en scène de Nicolas Joel créée en 2004, dans les décors d’Ezio Frigerio, les costumes de Franca Squarciapino et les lumières de Vinicio Cheli. Après la tentative avortée de « Šárka » en 1888, puis « Début d’un roman » trois ans plus tard, « Jenůfa » est le troisième opéra de Leoš Janáček, mais c’est le premier ouvrage lyrique du compositeur à être porté à la scène. Créée au théâtre de Brno, le 21 janvier 1904, il rencontre alors un succès considérable, sans doute aussi à la faveur de l’enthousiasme nationaliste, fier de compter une œuvre de plus au répertoire des opéras en langue tchèque. Alors âgé de cinquante ans, Janáček doit pourtant attendre encore une douzaine d’années pour voir enfin son œuvre triompher sur la scène du Théâtre national de Prague, en 1916. Le compositeur n’avait en effet guère mâché ses mots dans un compte-rendu critique d’une œuvre de Karel Kovařovic, quelques années plus tôt. Entretemps, ledit Kovařovic était devenu directeur du Théâtre national…
Il fallut à Janáček les efforts ardents de ses amis et admirateurs pour dépasser le manque de magnanimité du directeur, ainsi qu’une bonne dose de pragmatisme, puisqu’il dût se soumettre aux révisions de la partition (quelques réorchestrations, nombreuses coupures de quelques mesures) exigées par ce dernier. Le succès fut là encore au rendez-vous, ce qui devait assurer à l’œuvre sa carrière internationale: Vienne en 1918, Berlin en 1924, et attirer l’attention de Max Brod, son traducteur en langue allemande.
Auteur du livret, Janáček s’est inspiré de la pièce « Její pastorkyňa » (« La Belle-fille », 1890), de Gabriela Preissová. L’action est située dans un village de Moravie, au milieu XIXe siècle, où un drame familial se met en place sur fond d’intrigue villageoise. Orpheline, Jenůfa vit avec sa belle-mère, Kostelnicka. Elle est amoureuse et enceinte de son cousin Števa, un séducteur qui n’a plus l’intention de l’épouser. Accablée par le poids des pressions sociales et familiales, l’héroïne subit alors de terribles épreuves. Le drame viendra de Kostelnicka qui va commettre l’irréparable pour favoriser l’union de Jenůfa avec Laca, demi-frère de Števa, qui a pourtant blessé la jeune femme au visage par jalousie.
Évocation de la campagne morave rythmée par le tic-tac d’un moulin, cet ouvrage se caractérise par un réalisme poétique d’une poignante beauté. La finesse et la spontanéité dans la peinture des caractères donne à chacun des personnages une présence et une richesse intérieure étonnantes. L’orchestre participe à cette description psychologique autant qu’à celle des passions qui unissent ou opposent les membres de cette famille déchirée. Attaché à sa terre morave, le compositeur puise dans le chant populaire et le folklore pour élaborer une fascinante mélodie langagière qui fait entendre le rythme des saisons.
Dévoilés dès la scène d’ouverture, deux symboles majeurs s’affrontent dans la dramaturgie serrée de cet opéra: la roue du moulin, dont Janáček signale l’implacable marche par une figure sonore qui alimente les 54 mesures du court prélude ; le pot de romarin que Jenůfa tient à la main. La musique découle de la roue du moulin, Janáček tenant même à ce que le xylophone, auquel est confié le motif d’ostinato, soit présent sur scène. Symboliquement chargée, la roue de ce «moulin isolé dans la montagne», où se déroule le premier acte, évoque la marche du destin et le poids de la pression sociale qui accablent la vie de la jeune femme. L’ostinato initial du xylophone, que Jenůfa reprend d’ailleurs lorsqu’elle commence à chanter, a une fonction de motif dramatique: son retour dans la conclusion du premier acte, lorsque que Laca a transpercé la joue de Jenůfa de son couteau avant de prendre la fuite, renforce cette impression que les personnages sont soumis à une force inexorable.
Or, la présence d’un autre objet symbolique du drame semble préparer une autre résolution possible, indiquant que l’inexorable n’est peut-être pas l’impitoyable: dans la scène d’ouverture, Jenůfa «tient un pot de romarin à la main» – ce même romarin qui inaugure les noces de l’acte III. Il ne s’agit pas ici d’une évocation de la virginité, puisque Jenůfa nous apprend elle-même dès le début qu’elle porte un enfant conçu «dans le déshonneur». Selon la légende qui aurait donné son nom à la plante, la couleur originelle de la fleur de romarin était le blanc ; Avant de donner naissance à l’enfant Jésus, Marie déposa son manteau bleu sur la plante, devant l’étable. Depuis, la fleur en a gardé le souvenir bleu. Si l’on considère la trajectoire de Jenůfa, il est difficile de ne pas entendre ce lointain souvenir marial.
Janáček a en effet voulu clore son opéra sur le thème de la rédemption, ce que confirment les derniers mots de Jenůfa adressés à Laca: «C’est l’amour qui me pousse vers toi, maintenant, le plus grand, celui qui contente Dieu». Le salut arrive ainsi par la femme, et c’est, dans l’univers villageois où le masculin est violent et dominateur, une belle leçon de dignité. Jenůfa est avant tout celle qui pardonne: à sa belle-mère, d’avoir noyé son enfant croyant ainsi la sauver de la honte ; à Števa, de l’avoir humiliée et rejetée ; à Laca, de l’avoir défigurée. Jenůfa n’est pourtant par une figure martyre, elle est le sourire de la féminité qui pardonne, parce qu’elle a trouvé sa force dans l’épreuve et, grandie, se libère du regard social pour accueillir un amour authentique. Le personnage de Jenůfa est le premier, dans l’œuvre du compositeur, d’une galerie de portraits féminins infiniment touchants. Portant sur son héroïne un regard de tendresse infinie, il dépasse l’anecdote du fait divers pour donner à son œuvre la dimension universelle d’une tragédie lyrique.
Selon le metteur en scène Nicolas Joel, «Janáček a accompli de manière particulièrement spectaculaire ce grand tournant de l’opéra qui a consisté à s’intéresser aux humbles, aux paysans, aux villageois, à saisir dans des destins presque anonymes ce qu’il y a d’universellement tragique. La pièce de théâtre dont il s’est inspiré, écrite par Gabriela Preissová quatorze ans plus tôt, est elle-même étrange et troublante, on comprend que Janáček ait été attiré par un tel texte. Mais au-delà d’un certain caractère régionaliste et réaliste de la pièce, en vogue à l’époque, il est parvenu à rendre avec une force inouïe la relation entre Kostelnička, la Sacristine, et Jenůfa, sa belle-fille. Sans oublier la grand-mère. Un tel portrait de femmes, sur trois générations, est peut-être unique dans le théâtre occidental. […] Jenůfa et Kostelnička sont toutes deux de malheureuses victimes. Mais la seconde n’a pas été touchée par la grâce, elle ne possède pas cette capacité de résilience infinie qui caractérise Jenůfa et qui l’éclaire de l’intérieur. C’est indescriptible.»(1)
Après ses performances au Théâtre du Capitole dans « Ariane à Naxos » de Richard Strauss, « Pénélope » de Gabriel Fauré et « la Force du destin » de Giuseppe Verdi, la soprano française Catherine Hunold interprètera le rôle de la belle-mère de l’héroïne, la sacristine coupable d’infanticide – en remplacement d’Angela Denoke. Le rôle-titre sera porté par Marie-Adeline Henry qui assure que «défendre le rôle de Jenůfa est une mission magnifique, mais difficile. Bien sûr, le tragique est habituel à l’opéra, mais suivre la trajectoire humaine, émotionnelle d’un tel personnage est une véritable prouesse théâtrale.»
Pour Marie-Adeline Henry, «toute la force de Janáček consiste dans son réalisme: le caractère très réel, très concret des émotions exprimées. On a un coup de sang, puis on reprend ses esprits, on répète les choses, aux autres et à soi-même, pour pouvoir les mûrir, les comprendre. La musique et le texte enregistrent très précisément ce flux émotionnel. Il y a évidemment les grands moments tragiques, comme la blessure, l’abandon, l’infanticide ; mais il y a aussi la vie immédiate, avec ses changements affectifs rapides. Comme dans la vie, le geste ou le mot de trop surviennent sans qu’on les voie venir. Il faut une grande précision dans la mise en scène et dans le jeu pour que le public comprenne ce qui se passe. Généralement, à l’opéra, la difficulté est inverse: chaque sentiment est distendu dans le temps musical, on se demande comment on va “remplir” tout ce temps-là ! [rires]. Chez Janáček au contraire, la musique épouse toutes les micro-variations de la vie psychique, c’est proprement acrobatique. C’est une particularité qu’il m’est arrivé de retrouver chez Britten.»(1)
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) Vivace n° 13