Le sept janvier paraîtra le nouveau roman de Michel Houellebecq, dont le titre seul jusqu’ici était connu : anéantir. La presse était invitée par l’éditeur à ne pas en parler avant le 30 décembre. Voici une des premières critiques, peut-être la première, de ce livre très attendu en France comme à l’étranger.
Nous sommes à la fin de l’année 2026. Le personnel politique prépare l’élection présidentielle de 2027, quand des messages codés, sous la forme de pentagrammes entourés de cercles, de phrases indéchiffrables et de vidéos, apparaissent sur les serveurs du monde entier. Tout ce que l’on sait de ces messages, c’est qu’ils témoignent de connaissances technologiques ultra-performantes, au-dessus des capacités des services. La DGSI s’interroge d’autant plus sur leurs auteurs que l’une des vidéos montre, en images de synthèse, Bruno Juge, le « meilleur ministre français de l’Économie depuis Colbert », en train d’être guillotiné.
Travailleur, honnête, sans conviction politique mais voué à son métier, Juge est plus atterré qu’effrayé par ces images : il a certes échoué à enrayer le chômage, et à donner de lui l’image d’un homme sympathique, mais il a relancé l’économie française (notamment l’industrie automobile de luxe), redevenue une des premières au monde. C’est Paul Raison, cependant, son conseiller et confident, qui sera l’objet du roman : peu avant que ne se produise le premier attentat, annoncé par les messages codés, Paul apprend l’AVC de son père, lui-même ancien espion.
LES DEUX NIHILISMES
Houellebecq quitte alors, en partie, le thriller d’espionnage et la politique fiction, pour un vaste roman sur la maladie, la situation des hôpitaux, la condition faite aux vieillards. Quand Paul, sa sœur et son frère, avec l’aide d’un militant identitaire, décideront d’« exfiltrer » leur père de l’EHPAD où la bêtise syndicale et administrative l’a condamné à mourir, Houellebecq donnera, en deux pages, le sens de son roman, et du verbe à l’infinitif qui lui sert de titre.
L’Europe, explique-t-il, depuis sa première tentative de suicide – la boucherie héroïque de 14-18 –, ne désire rien tant que son propre anéantissement. Elle est en train d’y parvenir par deux barbaries, éloignées d’apparence mais coïncidentes : un néo-terrorisme d’inspiration rousseauiste ; et la programmation de la mort des vieillards, « parqués dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains ». Sur ce second point, le romancier insiste sur une mutation anthropologique : désormais, plus un individu vieillit plus il est déprécié, plus il est jeune plus il a de valeur. Or l’idée que la vie d’un enfant a une importance très nettement supérieure à celle d’un vieillard implique la négation de tout ce que le second a pu accomplir au cours de son existence. « Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. »
L’AGONIE EN FACE
Houellebecq complètera cette intuition dans les cent quarante dernières pages, qui forment un roman autonome, bouleversant et terrifiant, où la mort est regardée en face et sans fard : « Toute maladie était maintenant une maladie honteuse, et les maladies mortelles étaient naturellement les plus honteuses de toutes. Quant à la mort elle était l’indécence suprême, on convint vite de la dissimuler autant que possible. » Et entre la maladie et la mort, « dans les couches les plus éclairées et les plus progressistes de la société », on « escamote l’agonie ».
Les deux nihilismes, cependant, avancent en parallèle : tandis que Paul tente d’arracher son père à une euthanasie qui ne dit pas son nom, les terroristes détruisent deux porte-conteneurs, les locaux de Cryos, entreprise danoise, « leader de la vente de sperme », et un bateau de migrants au large de l’Espagne, qui tuera cinq cents passagers. Ces différentes attaques, aux cibles si disparates, mais toujours précédées des mêmes messages ésotériques (des pentagrammes, Baphomet, etc.), lancés sur les serveurs du monde entier, orientent la DGSI vers une alliance de circonstance entre des activistes « écolo-fascistes », obscurantistes et technologiquement très avancés, et des financiers cyniques qui ont des intérêts au chaos.
LE GRAND ROMAN DU NIHILISME ET DE L’AMOUR
Le roman, extrêmement riche et prenant, agite bien d’autres thèmes (sur le « coaching politique », le wiccanisme, les effets tragiques du journalisme de délation, etc.) impossibles à détailler. Il n’est d’ailleurs pas sûr que tous les fils secondaires soient bien reliés aux deux actions principales, et c’est sans importance. On retiendra surtout que l’auteur, malgré le titre qu’il a donné à son livre, malgré sa réputation, reste un humaniste, un moraliste, et même un sentimental : jamais peut-être il n’avait été aussi loin dans la description de l’amour. Ainsi, les quatre couples qu’il met en scène (Paul et sa femme Prudence ; la sœur de Paul et son mari ; le père de Paul et sa compagne ; le frère de Paul et Maryse, une aide-soignante) incarnent une forme miraculeuse d’amour oblatif.
Avec ce livre sombre, à la construction singulière, dont les cent quarante dernières pages apparaîtront testamentaires à beaucoup, Houellebecq a réussi le grand roman du nihilisme et de l’amour, ces deux forces ennemies. Au milieu du chaos criminel et programmé, il reste le « hasard heureux », la passion irrationnelle et désintéressée : « C’est rare, mais ça arrive. »
anéantir, Michel Houellebecq
Flammarion, 735 pages, 26€ – à paraître le 7 janvier 2022
photo Michel Houellebecq © Depositphotos