Succès triomphal autant que mérité pour la nouvelle production du Wozzeck d’Alban Berg au Théâtre du Capitole. Une distribution hors pair et une production d’une incroyable intensité se sont conjuguées pour faire de ces reprises un événement majeur de la vie lyrique française.
Il a bien fallu que le rideau se baisse au termes de multiples rappels afin d’apaiser l’enthousiasme d’un public conquis par cette nouvelle production du chef-d’œuvre d’Alban Berg. Le coup de génie de Michel Fau (metteur en scène) est d’avoir imaginé nous faire revivre le drame de Wozzeck au travers du regard de son jeune fils. Michel Fau nous entraîne sans ménagement aucun dès le départ dans une chambre dont les vagues contours semblent déjà être la proie de fantasmes mortifères.
Un seul lit la meuble, ce lit dans lequel l’enfant se réfugie face à ses hallucinations dont le thème n’est autre que la lente et inexorable descentes aux enfers de ses parents. L’a-t-il vécue ? L’imagine-t-il ? A chacun de tirer ses conclusions. Devant pareil déferlement de violence, il était impensable que cet enfant soit interprété, comme de coutume, par un gamin de 5/6 ans, d’autant que Michel Fau ne s’octroie que peu d’économies lorsqu’il s’agit de montrer la déliquescence d’une société en proie au machisme et à la fracture sociale les plus condamnables. C’est donc un comédien, vêtu de blanc, Dimitri Doré, absolument remarquable d’intensité, qui va devant nous découvrir les fonds les plus secrets de sa psyché. L’option est radicale certes, mais d’une intelligence rare et d’une cohérence qui ne peuvent qu’emporter notre adhésion.
Les décors d’Emmanuel Charles, les costumes de David Belugou et les somptueuses lumières de Joël Fabing corroborent ce cheminement psychanalytique en nous amenant dans un déstabilisant environnement peuplé de poupées et de soldats de plomb rutilants de couleurs. Une direction d’acteur au cordeau achève de faire de ce spectacle placé sous le signe de l’expressionnisme le plus décadent une immense représentation théâtrale dont l’analyse, en particulier de son volet mystique, n’a pas fini d’alimenter les discussions entre mélomanes. Un spectacle de niveau largement international dont peut d’ores et déjà s’enorgueillir le Théâtre du Capitole.
Distribution exceptionnelle
A une exception près, toute la distribution réunie par Christophe Ghristi s’aventurait pour la première fois dans cet ouvrage réputé sulfureux. Preuve s’il en fallait encore une que le Théâtre du Capitole met à disposition des chanteurs tous les éléments nécessaires à des prises de rôle. Le fait, à vrai dire, est connu de toute la planète lyrique ! A tout seigneur… C’est Stéphane Degout qui endosse les hardes de Franz Wozzeck. Dès son apparition quasi « automatisée », le personnage est là, tétanisé par son environnement, halluciné par une démence qu’il peine à contrôler. Cette superbe incarnation scénique se double d’une interprétation vocale qui laisse… sans voix ! Contrairement à bon nombre d’interprètes de ce rôle se réfugiant souvent pour faire plus « vrai » dans le Sprechgesang ou dans des cris hors propos, Stéphane Degout chante cette partition infernale avec une fantastique rondeur d’émission, un timbre d’une chaleur envoûtante, ne reculant devant aucun des extrêmes d’un ambitus largement sollicité dans son étendue, le tout avec une ampleur et une puissance de projection annonciatrices peut-être de changement de répertoire. Dans tous les cas, le Wozzeck de Stéphane Degout s’inscrit d’ores et déjà dans le gotha de ses interprètes.
A ses côtés et lui donnant une réplique parfaite, Sophie Koch (Marie) est éclatante de santé vocale, presque insolente tant elle affronte avec succès les pires écueils d’une partition qui ne l’épargne guère. On comprend mieux à présent pourquoi elle aborde sa première Sieglinde (La Walkyrie/Marseille cette saison). Nikolaï Schukoff ne fait qu’une bouchée du Tambour-Major, conjuguant son exceptionnel ténor héroïque au portrait intensément phallocrato-machiste de ce militaire. Thomas Bettinger campe un Andres tout en nuances, formidablement émouvant. Falk Struckmann (Le Docteur) impose ici son magnifique baryton et serait presque un Docteur Folamour tant il semble s’amuser des expériences les plus toxiques qu’il fait subir moyennant quelques sous à ses cobayes humains.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est le seul qui ne découvre pas la partition, ici celle du Capitaine. Son ténor dit de caractère, plié de longue date aux plus sinueux mélismes du Mime tétralogique, se glisse avec autorité dans ce personnage pétri de fatuité et de couardise. Il serait injuste de ne pas nommer les autres artisans d’une pareille réussite : Anaïk Morel (Margret), Matthieu Toulouse (Premier Ouvrier), Guillaume Andrieux (Deuxième Ouvrier) et Kristofer Lundin, un Idiot oscillant entre Jésus Christ et… Raspoutine !
Saluons enfin le Chœur et la Maîtrise du Capitole, sous la direction de Gabriel Bourgoin, pour leur engagement autant scénique que musical. Et comment ne pas applaudir à tout rompre Léo Hussain qui, à la tête d’un Orchestre du Capitole en grande forme, nous donne à entendre une partition réputée diabolique, ici dans des dynamiques vertigineuses et des couleurs d’une angoissante présence.
L’un des grands moments de la vie du Capitole de Toulouse !
Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
Photos : Mirco Magliocca