Chronique Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet
Pauline (Anaïs Demoustier) a trente ans et des galères : elle n’est plus sûre d’aimer son amoureux, elle n’arrive plus à payer son loyer, l’écriture de sa thèse n’avance pas. Lors d’une soirée chez des amis, elle fait la rencontre d’un éditeur, Daniel (Denis Podalydès), à qui elle plaît. Rapidement, elle devient sa maîtresse, puisqu’il est marié à Émilie (Valeria Bruni Tedeschi), autrice, dont Anaïs va bientôt découvrir les écrits, avant de provoquer une rencontre avec elle.
Nous avions découvert l’univers de Charline Bourgeois-Tacquet en 2018 avec son court-métrage Pauline asservie, présenté à la Semaine de la Critique en 2018, et à Séquence Court-Métrage à Toulouse, où Anaïs Demoustier se posait mille et une questions sur son couple, quand son amoureux ne lui envoyait plus aucun texto : était-il avec sa femme ? faisait-il une pause avec sa maîtresse ? Des questions plein la tête, dont elle faisait profiter son entourage. La scène des seaux d’eau reste encore dans nos mémoires, dans ce film plein d’espièglerie, d’humour et de mauvaise foi.
C’est donc avec une certaine envie que j’ai découvert le nouveau film de Charline Bourgeois-Tacquet, Les Amours d’Anaïs, son premier long-métrage présenté à la Semaine de la Critique 2021, avec une nouvelle fois Anaïs Demoustier dans le rôle-titre. Changement de prénom, mais même phrasé, même fille en questionnement. On est pendu à ses lèvres, où les dialogues, longs, ne sont jamais verbeux. Anaïs court, virevolte dans Paris, écoute son désir, et son désir est très changeant, dans une mise en scène tout aussi rythmée. Et il ne s’arrête pas là. Pour le film Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré, j’avais écrit « S’il est un des rares cinéastes à savoir filmer les corps et les peaux, il prend ici davantage de recul pour réussir cette fois-ci à capter le désir. Être le désir dans les yeux d’un autre. ». Je peux décrire avec la même sincérité le travail de Charline Bourgeois-Tacquet : en plus d’un humour indéniable, la cinéaste sait filmer, dans une mise en scène cette fois-ci plus posée, les peaux, être le désir dans les yeux d’un autre, dans ces amours contrariées et compliquées. Tous les acteurs s’accordent autour de cette insaisissable jeune femme : la mémorable scène d’engueulade dans la cuisine avec Denis Podalydès égale celles d’un couple Woody Allen-Diane Keaton. Après Seules les bêtes en 2019, je redécouvre encore Valeria Bruni Tedeschi. Et dans cette légèreté, Les Amours d’Anaîs aborde aussi une certaine profondeur, dans une délicieuse bulle de fantaisie.
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Rencontre avec Charline Bourgeois-Tacquet, réalisatrice du film Les Amours d’Anaïs
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Dans le dossier de presse, vous déclarez : « le personnage d’Anaïs a une profondeur que le personnage de Pauline n’a pas », parce que, je pense, vous avez le temps ici de montrer cette profondeur. Pourquoi ne pas avoir choisi de retrouver Pauline trois ans plus tard ?
Ce n’est pas exactement la même jeune femme pour moi, mais les deux personnages sont cependant très proches. J’ai hésité pendant assez longtemps d’ailleurs à garder le prénom de Pauline, mais je n’avais pas envie de faire une déclinaison à la Martine à la plage, Martine fait du vélo etc, je trouvais que ça pouvait être mal interprété, et réduire un peu le film.
Puisque c’est un long-métrage, je peux, comme vous le dites, montrer plus de choses : j’ai le temps de faire accéder les spectateurs à sa profondeur. L’un des enjeux pour moi sur ce film était de compléter l’aspect comique, que je tenais à conserver, par d’autres tonalités, d’autres facettes qui étaient aussi du côté de la profondeur, de la gravité et de la complexité.
Comment avez-vous écrit ces longues tirades, sans que ce ne soit ni verbeux, ni chiant ?
Je vais faire une réponse qui ne manquera pas de modestie, mais j’ai une grande facilité à écrire les dialogues, c’est même peut-être le plaisir le plus grand que j’ai sur chaque projet. Quand je commence un nouveau scénario, c’est souvent par l’écriture des dialogues. Le scénario de Pauline asservie n’était quasiment que du dialogue.
J’aime bien travailler la langue pour qu’elle soit un peu hybride, mélanger quelque chose de très oral à quelque chose de plus littéraire. Cette jeune femme ne s’exprime pas comme tous les gens de son âge qu’on entend dans la rue, le métro. J’ai une sorte d’oreille musicale qui fait que je suis très attentive durant la phase d’écriture des dialogues à comment ils sonnent. C’est très difficile à expliquer car c’est de l’ordre de l’intuition, même de la sensation. Il y a quelque chose de musical et de rythmique, et aussi avec l’énergie de la langue. Je m’amuse beaucoup, je cherche, je retravaille pour obtenir un scénario écrit à la virgule près. Je demande aux acteurs de le restituer tel quel. Je sais qu’Anaïs Demoustier a une grande facilité avec de tels textes, ce qui n’est pas le cas avec tous les acteurs. Le court-métrage était écrit avant que je la rencontre, donc je ne savais pas si l’actrice allait réussir à s’emparer de ce texte, et j’ai eu la démonstration qu’elle y arrivait extraordinairement bien. J’ai donc pu continuer avec le long, en sachant que c’était Anaïs qui allait jouer. C’est très confortable pour moi : c’est génial d’avoir une actrice aussi à l’aise avec des dialogues, qui comme vous le dites sont nombreux, longs, et pas vraiment communs.
Ils sont savoureux, on est pendu à ses lèvres…
Tant mieux. L’enjeu, qui était un défi pour moi très excitant, était de convertir ça au niveau de la mise en scène. Même si je trouve les dialogues assez percutants, les filmer platement, en champ/contre-champ, ne m’intéresserait pas. Dans cette langue que je travaille, je cherche l’énergie, un rythme, qui va se communiquer à l’actrice, ça va rejaillir sur les déplacements au moment de mettre en scène la chorégraphie des séquences, et que la caméra va être très mobile pour suivre sa manière de virevolter, qui passe par la langue et par les mouvements de son corps.
Quand le personnage d’Anaïs n’écoute pas du tout son interlocuteur, les dialogues avec lui sont en fait deux monologues. La musicalité cherchée est-elle la même que pour les longs monologues ?
Je n’ai jamais réfléchi à la distinction entre les deux, mais ça doit quand même être autre chose, puisqu’il n’y a pas ce ping-pong.
Pour la carte blanche d’Émilie, on lui demande de choisir un film avec un personnage de femme écrivain, et elle préfère choisir un portrait de femme qui doute. Avez-vous beaucoup douté pour ce film ?
J’ai beaucoup douté au moment où je réécrivais le scénario. Ce projet, qui donne aujourd’hui Les Amours d’Anaïs, est antérieur au court-métrage Pauline asservie. J’avais l’idée de ce triangle amoureux depuis des années, et c’est pour lui que je me suis mise à écrire des scénarios pour raconter cette histoire-là, alors que je ne comptais pas faire ça dans la vie. Ça a été un long processus, au milieu duquel j’ai eu envie d’écrire Pauline asservie. L’écriture a été très rapide, le tournage avec Anaïs Demoustier aussi. Ce court-métrage a eu du succès : il est allé à La Semaine de la Critique à Cannes en 2018, il a eu une carrière internationale dans de nombreux festivals, et aussi au Festival de Clermont-Ferrand. Il a été très très repéré par des professionnels. Quand il a été question que je fasse mon premier long-métrage, tous les gens qui m’entouraient, y compris Anaïs, mais aussi mon agent, les producteurs qui venaient vers moi, tous voulaient que je fasse la même chose, mais en long-métrage. « Il faut reprendre le même personnage, reprendre le même ton, reprendre le même rythme ». Ça m’a complètement inhibée parce que j’avais une espèce de conflit entre l’histoire assez premier degré, sentimental où je voulais raconter cette histoire de désir et d’amour, cette envie de comédie assez forte et spontanée chez moi ; et cette injonction de tous les gens de mon entourage à refaire la même chose, en étiré. J’étais perdue, je ne savais plus comment m’y prendre pour doser les choses. J’ai été bloquée pendant six mois.
Pour répondre à votre question, le moment de doute le plus fort et le plus désagréable a donc été ce moment où j’ai réécrit le scénario. Pour l’anecdote, en même temps de tout ça, je vivais une histoire d’amour vraiment géniale. Comme je voyais que j’avais ces difficultés-là, je ne m’acharnais pas trop pour les résoudre. Et à un moment, cette histoire s’est terminée, et David Thion, mon producteur des Films Pelléas m’a dit « Charline, tu ne peux pas te laisser pourrir la vie avec cette histoire d’amour. Tu as un film à écrire, remets-toi au travail » et là, je suis repartie dans un élan de survie : j’ai réécrit le film en deux mois. Finalement, il y a eu une longue période de paralysie de six mois et une courte période productive de deux mois. Dès que j’ai eu fini le scénario, le film a été déposé au CNC : nous avons eu l’avance sur recette du premier coup, et les financements ont suivi très rapidement.
Qu’est-ce qui a été le plus dur pour vous ? Et le plus agréable ?
J’ai trouvé la fabrication de ce film, c’est-à-dire la préparation et le tournage, très dure.
La prépa a été très très dure, car on a dû tout faire dans un temps très restreint, dans l’urgence, avec des contraintes totalement inédites liées à toutes les mesures sanitaires, et au fait que les gens avaient été confinés, tout était au ralenti, encore un peu endormi. On a dû faire en même temps le repérage, le casting, les costumes. Je suis très obsessionnelle, très précise sur tout, donc j’ai dépensé une énergie folle à tout superviser. J’avais bien précisé à mes producteurs que c’était très important pour moi de faire le maximum de choses en amont, que j’étais prête à commencer la prépa très longtemps avant le tournage sans être payée, toute seule dans mon coin, pour prendre de l’avance avant de devoir me concentrer sur la mise en scène, préparer le découpage avec mon chef-opérateur dans le décor et me concentrer exclusivement sur ça. Donc il fallait que le casting soit prêt, que les costumes soient prêts, que les repérages soient terminés. Je n’ai pas vraiment été exaucée, loin de là. Pour moi, la prépa a été vraiment très difficile parce que j’ai besoin d’aller répéter moi-même le rôle d’Anaïs dans tous les décors, trouver la mise en scène à partir de mes déplacements, de tout trouver de manière très concrète.
Puis le tournage a été aussi un peu une claque, parce que les enjeux étaient beaucoup plus énormes que sur le court-métrage qu’on avait fait en huit jours, où on avait travaillé comme on avait envie de faire, un peu dans notre coin. Là, pour le long, il ne fallait pas dépasser parce que ça coûte trop cher, or j’aime faire beaucoup de prises. Anaïs a vu la différence avec le court-métrage : comme je n’étais quasiment jamais satisfaite des prises que je faisais, elle avait l’impression que j’étais dans une exigence peut-être un peu excessive. Il y a eu beaucoup de choses que j’ai trouvées très violentes pendant la préparation et le tournage.
À l’inverse, le moment le plus agréable a été le montage. J’ai vraiment une passion pour le jeu, donc mon moment habituellement préféré est le tournage, et là, ça a été le montage, où j’ai eu l’impression de sortir d’un tunnel. Je venais de passer trois mois dans une lessiveuse où je me suis fait secouer dans tous les sens, et au montage, j’ai enfin eu le temps de travailler dans le calme, dans la concentration avec une seule personne, et c’était extrêmement agréable.
Est-ce que vous aimez le cinéma de Christophe Honoré ?
Ah, c’est drôle, vous êtes la seconde personne à me poser la question. Plaire, aimer et courir vite est l’un des films français des cinq dernières années que je préfère : j’ai une passion pour ce film. Christophe Honoré a commencé à faire des films quand j’ai commencé à aller au cinéma, quand j’avais quatorze-quinze ans, et donc j’ai vu tous ses films en salles, et je ne peux pas dire cela de beaucoup de cinéastes. Arnaud Desplechin, Olivier Assayas ont commencé leur films avant que je me rende en salles, d’autres ont commencé après, comme Céline Sciamma dont j’ai vu tous les films aussi, mais j’ai l’impression d’avoir grandi, en tant que spectatrice, en même temps que Christophe Honoré grandissait en tant que cinéaste. Je crois qu’on puise aux mêmes sources : nous sommes très influencés par la Nouvelle Vague, par la littérature, et je pense que ça se sent.
Au fur et à mesure que je voyais votre film, les acteurs de la troupe de Christophe Honoré arrivaient, puis au générique, Chantal Hymans, sa monteuse au générique…
Vous avez l’œil ! C’est drôle car je me retrouve comme ça à avoir une petite famille Christophe Honoré, qui est aussi metteur en scène de théâtre, avec des acteurs de théâtre comme Denis, Jean-Charles Richet et Annie Mercier ; et j’ai aussi une petite famille Patrice Chéreau, qui est aussi quelqu’un que j’admire et dont le travail compte beaucoup pour moi, avec Valeria Bruni Tedeschi et Bruno Todeschini et mes films références pour la vitesse et le mouvement ont comme chef-opérateur Éric Gautier. J’ai mes deux petites familles.
Et Anaïs a interprété Marguerite Duras dans Nouveau Roman, qui fait le lien entre les personnages d’Émilie et Anaïs…
Oui je l’ai vue ! Mais pour moi Anaïs n’appartient à aucune famille, elle sort de toutes les références possibles. J’ai travaillé sur Marguerite Duras quand j’étais à la Sorbonne, que j’ai aimée quand j’avais seize ans, donc c’était bien avant tout ça. Quand j’avais quatorze-quinze ans, ma première envie était d’être actrice. Donc quand j’ai appris qu’Anaïs Demoustier allait jouer Marguerite Duras dans Nouveau Roman, j’étais authentiquement jalouse : je complexais car elle avait mon âge et elle incarnait un des mes auteurs préférés. J’avais adoré ce spectacle.
Mais j’ai surtout pensé aux films de Christophe Honoré quand j’ai vu votre film, car je trouve qu’il est le seul, en France, à savoir filmer, au-delà des corps, les peaux et aussi le désir. Et maintenant, vous êtes deux.
Ah super ! Ça me fait plaisir car c’était vraiment crucial dans cette seconde partie du film, de filmer la naissance du désir et de m’approcher très près des corps, des visages et des peaux des actrices, de restituer des sensations. Ce n’était pas mon territoire d’aller vers le sentimental, le premier degré. J’avais vraiment un très fort désir de filmer le désir, de filmer le trouble, tout ce qui se joue entre les actrices avec les silences, les regards, les rapprochements des corps. Je devais conquérir tout ça car je suis beaucoup plus à l’aise avec le mouvement, la vitesse. C’est vraiment de ça dont je suis la plus fière, ainsi que de la scène d’amour, qui a été aussi un combat pour moi, pour les actrices, pour nous tous ensemble parce que c’était vraiment très intimidant. J’avais de grandes ambitions en fait pour cette séquence, et énormément de gens la trouvent réussie. Je pense aussi à la scène finale que j’aime beaucoup.
Justement, pour Pauline asservie, vous terminiez avec trois plans qui se rapprochaient du visage de Pauline pendant qu’elle regardait son téléphone, et ici, vous osez un ralenti…
Il n’était pas prévu, mais il s’est imposé au moment du montage. Je n’aime pas trop dire que c’est un film en deux parties car il y a de la gravité dans la première partie, et de la comédie dans la seconde partie, mais j’ai assumé une sorte de trajectoire, d’évolution, que ce soit au niveau du personnage, au niveau du rythme, et de la tonalité. Donc, le film s’ouvre sur les chapeaux de roues, tambour battant, avec la propriétaire, ça court dans tous les sens, c’est drôle ; et le film se termine au contraire sur une scène très calme, avec pour la première fois une volonté de champ/contre-champ très statique, avec une vraie lenteur, où je m’autorisais à observer les actrices, leur demander de faire très peu de choses, d’exprimer tout pour leur intériorité, leur visage. Et donc, au montage, je n’ai pas hésité à assumer tout ça, jusqu’à faire un ralenti sur les dernières secondes du film.
Pour plus d’informations, consultez le dossier de presse du film.
Merci aux cinéma Utopia et ABC d’avoir permis cette rencontre !