Le metteur en scène Jean-Pierre Armand, animateur de la Compagnie toulousaine du Cornet à Dès (1), qui nous avait habitué à des mises en scène flamboyantes sur l’œuvre d’artistes tutoyant la folie, tels Jérôme Bosch et Francisco Goya, – voire sur les textes iconoclastes et provocateurs de Claude Louis-Combet -, où, en bon élève de Jerzy Grotowski, il poussait ses acteurs dans leurs derniers retranchements avec un malin plaisir, se serait-il assagi en vieillissant?
Que nenni !
S’il revient avec un seul en scène, piano-voix, mais consacré à l’un des plus grands auteur-compositeur-interprète de la Chanson française, Jacques Brel (2), c’est pour redessiner le portrait de cet homme « aux facettes aussi ardentes que démesurées, le rêveur, le révolté, l’insoumis, le tumultueux aux amours déchirantes, le railleur, l’éternel nomade ».
Il s’était déjà attaqué à des personnages hors du commun, Camille Claudel, Olympe de Gouges et Toulouse Lautrec. Et finalement, il n’est pas étonnant qu’il ait jeté son dévolu sur un artiste qui donnait tout sur scène, mouillant la chemise, allant aux limites de ses forces, tel un « athlète du cœur », atteignant la « translumination » prônée par son maître polonais, dans la grande tradition du théâtre que le metteur en scène affectionne depuis ses débuts.
C’est donc le mythe du grand Jacques qu’il met en scène. En effet, s’il avait plusieurs cordes à son arc (auteur-compositeur-interprète, comédien au théâtre, metteur en scène et acteur au cinéma), c’est le chanteur qui vient spontanément à l’esprit, et qu’a choisi Jean-Pierre Armand.
Il a trouvé pour cette aventure, un excellent musicien, Rafaël Breil (2), pianiste et chanteur, ayant de la bouteille, suivant l’expression consacrée du métier; mais comme il le dit, il lui a d’abord fallu « accoucher » le comédien. Et nul doute que si ce Breil-là avait des prédispositions pour cela, le metteur en scène ne lui a pas permis de se prendre au jeu de l’incarnation.
Armand a choisi en effet pour parti-pris de le faire dialoguer, comme s’il était l’ami Jojo, casquette noire de marin, chemise-pantalon noir et bretelles rouges, bonne trogne ronde, avec son idole, à travers un florilège de chansons et un montage vidéo.
Dans le cadre magnifique de Saint Pierre des Cuisines, à moitié pleine (dommage), l’espace scénique est réduit à sa quintessence: un piano quart de queue qui semble un jouet d’enfant, et une voile blanche: l’écran où se projettent les rêves et les interventions vocales d’un Brel debout. La riche iconographie devient psychédélique au fil du récital, et rend vivant le fantôme de l’artiste; même si, au bout du compte, elle ne nous a pas semblé nécessaire sur tous les morceaux.
Car la voix claire et le jeu de piano accompli sont si émouvants, sur Fernand ou Voir un ami pleurer par exemple, que les ombres chinoises de l’interprète projetées sur le mur de brique, pour nous, se suffisent à elles-mêmes, et donnent une dimension gigantesque au répertoire.
Les sorties de Rafaël Breil de derrière son piano, devant la voile-écran ou à la face, les clins d’œil à Marlène Dietrich et à Chaplin (Titine), sont aussi des contrepoints suffisants.
Et à travers la gouaille de l’interprète sont totalement respectés l’esprit anarchiste (Au suivant violemment anti militariste) et à la limite de la misogynie (Mathilde) de Brel; misogynie qu’on lui pardonnera tant elle faisait partie de son pessimisme, de sa grande exigence en amour, et tant il a su la transcender par son art.
Ce Brel debout, qui a pour ambition de restituer un pan de « l’univers de cet homme déchiré et déchirant au talent inouï », réjouira les amateurs du chanteur et le fera découvrir, on l’espère, à ceux qui ne le connaissent pas (ils sont nombreux hélas).
En effet, quand on parle de chanson française, avec un grand C, de chanson à texte de qualité poétique dans la tradition de nos classiques littéraires (pas de la variété commerciale dont la vacuité des paroles est aujourd’hui souvent affligeante), on cite toujours Brel, Brassens, Ferré (et on oublie toujours Ferrat) comme des divinités tutélaires.
Mais Jacques Brel qui se considérait comme un artisan, un travailleur besogneux dont l’unique talent consistait à bien assembler des mots et des sons (« Je fais de la chansonnette »), refusait l’étiquette de poète, car « si quelqu’un était poète, il ne ferait sûrement pas de la chanson ». (À tort, les exemples ont été nombreux au XXème siècle, mais c’est une autre histoire).
« Il y a un siècle, j’aurais été le conteur du village, expliqua-t-il dans une interview en 1966. Mais aujourd’hui il n’y a plus de petit village: la radio et la télévision sont infiltrées partout… »
Et pourtant, près de 40 ans après sa mort en 1978, contrairement aux attentes de leur auteur, les chansons de Jacques Brel ont conservé toute leur force et toute leur popularité, sa fille et sa petite-fille entretenant la flamme (3).
Comme pour Brassens, – et contrairement à Ferré, dont il est pourtant plus proche qu’il n’y paraît -, qui ne connaît le nom de l’auteur des chansons intitulées Quand on a que l’amour, Ne me quitte pas, Les Flamandes, Amsterdam ou Les Marquises…
Dans la description de la passion et de la déception amoureuses (l’une n’allant pas sans l’autre chez lui), elles se transformaient peu à peu en hymnes, en cris de révolte, allant crescendo vers une universalité où tout le monde peut se reconnaître.
Brel, c’était aussi et surtout un inoubliable et inégalable interprète, visage et corps en sueur, totalement habité par son texte et sa musique. « Sur scène, je suis très souvent à un doigt de l’évanouissement… Mais j’ai de gros doigts ! »
Nina Simone racontait: « Quand j’ai écouté pour la première fois Ne me quitte pas, je ne parlais pas français. Mais je me suis mise à pleurer. Je savais que c’était triste, que ce type là était désespéré. » La chanteuse américaine est l’une des rares parvenues à se réapproprier cette chanson sans la trahir; aujourd’hui encore, elle reste un redoutable exercice de voltige vocale pour les chanteur-e-s, tant il semble difficile voire impossible de succéder à son auteur, comme pour le Léo Ferré d’Avec le temps.
Par ailleurs, il reste un redoutable chanteur engagé, comme l’on dit maintenant, – souvent à tort et à travers -, un observateur impitoyable du monde qui l’a entouré, à la dent dure et au regard acéré dans sa dénonciation satirique du conservatisme: avec une certaine rudesse, mais beaucoup de justesse, son cynisme frôlant l’humour noir. Jacques Brel a égratigné la société bien pensante de son époque, c’est à dire des années soixante, qui en avait bien besoin, les gens de ma génération peuvent en témoigner.
Souvent interdit sur les ondes, et objet de très nombreuses critiques, cela ne l’a jamais freiné: « J’étoufferais si je ne prenais pas de risque ». Comme celles de Léo Ferré, ses colères face aux malheurs et aux injustices de ce monde n’étaient pas une pause, « une étiquette de pseudo-anarchiste pour mieux vendre » que l’on a vu fleurir chez certains chanteurs à la mode de la fin du siècle dernier, mais elles l’ont rongé autant que ses déceptions amoureuses… et les cigarettes.
Natif de Belgique, Jacques Brel a d’abord chanté son plat pays avec la verve poétique d’un Max Elskamp ou d’un Emile Verhaeren, mais sans prétention. Elevé à la dure par des religieux comme Léo Ferré encore, il a pourtant fréquenté le mouvement scout, et à 16 ans, il a créé une troupe de théâtre avec plusieurs amis et commencé à écrire ses propres pièces; en 1947, il s’est inscrit à « La Franche Cordée », un mouvement catholique, et a organisé des spectacles que la troupe a présenté dans les hospices de la région.
Avant de se lancer à corps perdu dans le spectacle vivant, seul en scène avec un pianiste, car seule la chanson répondait à son goût à la fois pour la littérature et pour la musique; avec une ferveur quasi mystique au point que Georges Brassens l’avait surnommé l’« abbé Brel ».
La suite, ce sont des dizaines et des dizaines de concerts, jusqu’au bout de ses forces, comme les grandes chanteuses de blues ou les rocks stars, des plus petites salles de provinces jusqu’à l’Olympia, et même au delà des frontières de l’Europe: c’est toujours sur scène qu’il a donné le meilleur de lui-même à un public fidèle et nombreux,
« Chauffe, Marcel ! »: l’injonction lancée à l’accordéoniste Marcel Azzola pendant l’enregistrement de la chanson Vesoul, en 1968, est devenue familière dans la langue française. Doué d’un rythme trépidant, dans sa vie comme avec ses musiciens, jusqu’au bout, il a gardé le goût populaire de la danse et des bals où ses parents et grands-parents s’étaient rencontrés et s’accordaient un peu de bon temps au milieu d’une existence laborieuse et difficile, dans un siècle bouleversé de cataclysmes.
Profondément pessimiste et désespéré (« Quand j’étais petit, on a oublié de m’avertir que le Far West et l’amour n’étaient que des farces. »), il a pourtant chanté l’amour et la révolte de manière inoubliable, avant d’arrêter au sommet de sa gloire et de devenir un excellent acteur chez qui le tragique côtoyait toujours l’humour et l’autodérision, aux côtés souvent d’une de ses idoles, Lino Ventura.
Avec une énergie prodigieuse, il a mené une vie intense, faite d’aventures. Et quand il a senti qu’il avait brûlé la chandelle par les deux bouts, toujours à la poursuite de son inaccessible étoile, il s’est retiré dans une île polynésienne, il est allé rejoindre le fantôme de Gauguin, là où les femmes et les couchers de soleil sont si beaux.
« Les pirogues s’en vont, les pirogues s’en viennent; Et mes souvenirs deviennent ce que les vieux en font; Veux-tu que je te dise: gémir n’est pas de mise; Aux Marquises ».
En nous disant: « Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns ».
Jacques Brel © Tom Robinson
À côté des tubes comme l’on dit maintenant, les petits bijoux sont aussi nombreux dans son répertoire.Jean-Pierre Armand et son interprète ont choisis pour cette création, en plus de ceux que j’ai déjà cités, un superbe florilège: La Chanson de Jacky, Mon enfance, La Valse à mille temps, Madeleine, Les Bourgeois, Fils de…, Les Bonbons, Les Remparts de Varsovie, Les Vieux, La Quête et J’arrive, que Raphaël Breil reprend haut la main.
À titre personnel, j’aurai ajouté deux chansons qui n’ont pas pris une ride, et qui résument bien ses extrêmes: l’une, La ville s’endormait, composée sur son bateau alors qu’il se savait déjà condamné, où il a évoqué Aragon et Jean Ferrat, deux de ses phares, recèle ces vers magnifiques « Il est vrai que souvent / La mer se désenchante / Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants » :
L’autre, Jaurès, que les biens pensants ont eu vite fait de reléguer dans ce qu’on appelle l’Enfer de la vraie chanson engagée (comme il y a un dans les Bibliothèques pour les ouvrages érotiques et pornographiques), celle qu’il a dédié à Jaurès, m’évoque les Poilus de la Grande Guerre, souvent les plus défavorisés, sacrifiés sur l’autel de la barbarie humaine, auxquels Roland Dorgelès a offert son Tombeau des Poètes:
Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s’appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grands-parents
Entre l’absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d’être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laissent au visage un teint de cendres
Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
On ne peut pas dire qu’ils furent esclaves
De là à dire qu’ils ont vécu
Lorsque l’on part aussi vaincu
C’est dur de sortir de l’enclave
Et pourtant l’espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux cieux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu’à la vieillesse
Oui notre bon Maître, oui notre Monsieur
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prêtres oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps de souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Photos: « Brel debout » par le théâtre Cornet à dés, avec Raphaël Breil, Auditorium St-Pierre des Cuisines. © Cornet à dés/Yann Febvre.
Pour en savoir plus :
1) Jean-Pierre Armand Théâtre a créé, dans la foulée de Mai 68, le « Cornet à dés », clin d’œil à l’œuvre de Max Jacob et par là à toute cette poésie surréaliste qui s’avèrera être une source d’inspiration inépuisable pour le jeune créateur de vingt ans qu’il était. Il a créé des spectacles où « l’image prend souvent le pas sur le texte et où la musique, le chant, la peinture voire la danse, peuvent se côtoyer en toute liberté dans des scénographies sentant aussi bien le soufre que l’encens ! »
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2) Raphaël Breil, médaillé d’or du Conservatoire de Toulouse et Diplômé d’État de piano, ponctue sa carrière par de très nombreux concerts (Occitanie, Haut-de-France, Belgique) et multiples participations à diverses créations musicales et théâtrales dont certaines fort remarquées. Passionné de chanson à texte, il s’attaque à la composition en produisant son 1eralbum « De Raph… à Elles » en 2008.
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3) Comme pour Léo Ferré son fils Mathieu, c’est France Brel sa fille, et maintenant sa petite-fille, qui animent avec passion la Fondation Jacques Brel https://fondationbrel.be/
Elles ont organisé de nombreuses manifestations pour les 40 ans de celle-ci en 2021, en particulier des concerts acoustiques sur la place de la Vieille Halle aux Blés de Bruxelles, où Rafaël Breil aurait tout à fait sa place.