Derrière le bureau de Jean-Marc Lacabe, Directeur du Château d’Eau, une grande reproduction d’une photographie du sud-africain Pieter Hugo (actuellement exposé au Musée de l’Elysée à Lausanne jusqu’au 2 septembre 2012) donne tout de suite le ton : un babouin enchainé à un jeune black, tous deux assis sur une carcasse de voiture où l’on peut encore lire « God’s time is the best, le temps de Dieu est le meilleur ». Le jeune sud-africain y affirmait déjà son « désir égoïste de voir » et « sa volonté de rendre compte des multiples et complexes réalités de l’Afrique ». Ce qui pourrait s’appliquer d’une part à la Galerie du Château d’Eau et d’autre part à l’exposition en cours jusqu’au 16 septembre 2012, issue de la collection de Freddy Denaës.
Situé à l’entrée du Pont-Neuf, dans le quartier St-Cyprien, le Château d’eau fut construit en 1823 sur les plans de Jean-Antoine Raynaud, grâce à un legs de 50 000 francs-or du capitoul Charles Laganne dans le but de « distribuer les eaux de la Garonne, pures, claires et agréables à boire », d’alimenter les fontaines de la ville et de résoudre ainsi les problèmes de distribution d’eau, si souvent posés au XVIIIe siècle. La première pierre de cet ouvrage fut posée le 27 juillet 1823. La machinerie fut mise en place par le mécanicien génial Jean Abadie, directeur des ateliers de la fonderie de canons de Toulouse, située alors dans l’ancien monastère des Clarisses du Salin, 31, rue de la Fonderie (aujourd’hui Institut Catholique).
En 1828, tout le réseau de distribution des eaux était installé dans la ville.
En mars 1838, Stendhal de passage a noté l’excellence de l’eau de Toulouse grâce à cette ingénieuse machinerie: « Ce qu’il y a de plaisant, c’est que l’eau admirable de Toulouse est tirée de la Garonne par une machine à vapeur dont un ruisseau, tiré de la Garonne, fait mouvoir les roues. … L’eau de Toulouse, non seulement a la bonté suprême de l’eau que l’on boit à Rome, elle en a aussi la légère et agréable odeur ».
Ce monument de brique resta en fonction comme château d’Eau jusqu’en 1870. À l’abandon pendant plus d’un siècle et voué à la démolition il servait de remise au matériel des services municipaux chargés de la propreté des bords de Garonne. Il est sauvé de la destruction au début des années 1970 et restauré à l’initiative du photographe Jean Dieuzaide qui le transforme en Galerie municipale de Photographie. Au fil de ses expositions (aujourd’hui plus de 300), celle-ci a acquis une renommée mondiale et a aujourd’hui essentiellement une vocation didactique en faveur de la photographie*. 220 mètres de cimaises répartis sur deux galeries et une programmation axée sur une politique d’auteur veulent mettre en évidence les nombreuses ressources de la photographie.
La démarche actuelle du Château d’Eau s’adosse à deux exigences : former les publics et soutenir la jeune création. Deux chantiers perçus trop souvent de manière autonome mais en réalité les versants convergents d’un engagement unique pour cet établissement.
La grande galerie située sur deux niveaux du Château d’Eau, a pour mission de faire connaître les grands noms de la photographie internationale. Leurs cimaises en plan circulaire, ponctuées d’impostes, permettent un accrochage clair et discursif, favorisant une réflexion autour de l’œuvre du photographe exposée ou du sujet présenté. La seconde galerie, située sous une arche du Pont Neuf datant du XVIIème siècle a deux objectifs : découvrir et exposer le travail de jeunes créateurs dont les recherches d’aujourd’hui feront les œuvres de demain, ou montrer des travaux qui feront écho à l’exposition présentée dans la grande galerie conçue comme un espace de vente de nos publications et un lieu de rencontre avec les photographes, elle permet aussi l’organisation de conférences et projections.
C’est en 1974 que le Château d‘Eau a ouvert ses portes à la photographie avec une exposition de Robert Doisneau. Ce lieu a fait de Toulouse un symbole, dans le monde photographique international, pour avoir favorisé la création de la première institution photographique permanente publique ; c’est la plus ancienne institution publique de diffusion et de promotion de la photographie en France. L’audace de l’entreprise, commencée presque dix ans avant que la photographie soit reconnue « comme art à part entière » par le Ministère de la culture, la singularité du lieu et une programmation d’expositions toute l’année, accompagnée d’une politique d’édition originale pour l’époque, ont fait sa célébrité et ont forgé son identité.
Jean-Marc Lacabe, après avoir animé l’atelier photo du Centre d’Action Culturelle de Saint Médard en Jalles (33) dont il est originaire, participa en 1978 à la fondation de l’ARPA (Action et Recherche Photographique en Aquitaine) à Bordeaux, qu’il dirigea par la suite pendant de nombreuses années. Directeur artistique par ailleurs de deux festivals, il développa une politique exigeante qui articulait des expositions d’œuvres d’auteurs historiques avec celles de jeunes artistes, qu’il complétait d’un programme d’accompagnement pédagogique. Il contribua ainsi à l’aventure de la reconnaissance de la photographie comme art dans les années 80. Depuis 2001, il dirige Le Château d’Eau de Toulouse où il fait une large place à la création photographique actuelle et aux artistes émergeants. Dès son arrivée, il a ouvert ses choix artistiques à des esthétiques plus contemporaines sans renier l’apport de l’histoire, tenant compte également des propositions qu’offrent les nouvelles technologies de l’image.
Sa programmation est à la fois ambitieuse et équilibrée, faisant la place à des travaux émergents, à des photographes étrangers ainsi qu’à des œuvres plus classiques. Elle est divisée en 6 périodes sur l’année, présentant chacune une à deux expositions monographiques ou thématiques, prolongées par une publication.
Dans une époque saturée d’images, la photographie est instrumentalisée pour manipuler le plus grand nombre (presse à sensation, publicité, propagande), d’où sa perception incomplète comme mode de communication superficiel et immédiat. Pourtant, une photographie, parce que fruit d’une pensée et d’un geste créatif, participe d’un langage riche et complexe. La politique du Château d’Eau revendique cette fertilité et s’adressant aux publics, elle leur offre ainsi les moyens d’appréhender la lecture des codes photographiques tout en amenant chacun à former son propre jugement.
En prenant les rênes de cette vénérable structure, je me devais d’assumer son histoire comme de prolonger sa démarche en ouvrant vers des propositions plus actuelles. Sans oublier que le Château d’Eau abrite également un des plus importants centres de documentation consacrés à la photographie.
Cela ne m’apparaissait pas comme une gageure, car j’ai toujours envisagé le travail d’un établissement public de diffusion de l’art dans une démarche de formation des publics et, pour cela, je me suis toujours appliqué à offrir une pluralité de propositions esthétiques et de genres, pour conduire chacun à forger son goût et son jugement. Ainsi, parmi les expositions que j’ai organisées durant ces dernières années, s’alternaient des présentations de travaux de noms connus de l’histoire de la photographie comme de ceux d’artistes en devenir.
Ce rôle de médiateur, trouve sa pleine justification dans cette dimension prospective, orientée vers la découverte de jeunes artistes et la mise à disposition de moyens pour réaliser leur œuvre et la faire connaître. Faire partager du sens et produire les territoires du possible est pour moi un projet.
C’est dans cet esprit que je programme tous les ans un ou deux jeunes photographes. C’est souvent leur première, parfois leur seconde exposition en solo, mais c’est un moment important et qu’il ait lieu au Château d’Eau avec son histoire très prégnante y ajoute une certaine solennité. En effet, exposer, c’est risquer. C’est faire l’expérience de la mise au mur, c’est prendre conscience de son travail en devenant observateur de sa propre démarche, c’est le confronter aux regards des publics et de la critique. À cet égard, je me souviens d’un jeune auteur qui pensait avoir beaucoup réfléchi à son travail et qui, l’accrochage fait et malgré une exposition de bonne tenue, m’a avoué avoir pris conscience des faiblesses de celui-là. Enfin, une première exposition est une promesse, silencieuse mais publique, celle de s’engager sur le difficile chemin de l’art.
C’est ainsi que je me considère par cette démarche comme un éveilleur.
Cette confiance offerte aux jeunes artistes s’articule autour de plusieurs formes d’aides : production technique, édition d’un catalogue, ou quelquefois achat de pièces qui viennent enrichir la collection du Château d’Eau. Ces possibilités sont mises en œuvre avec une certaine souplesse dans une combinaison adaptée aux besoins de chacun.
Les circonstances de rencontres avec les photographes sont très variées et les manières de décider d’une exposition tout autant. Il y a des travaux qui imposent dans l’instant l’urgence de leur présentation, je pense à ma réaction face aux images d’Olivier Metzger ou à celles de Mohamed Bourouissa. D’autres dont l’intérêt me laisse une empreinte certaine, mais qui ont besoin d’un peu de maturation, comme ceux de Yohann Gozard ou de Gabriel Jones, ou d’autres encore qui m’accompagnent avec patience, attendant que je trouve le « bon moment », ce qui a été le cas avec les images de Caroline Chevalier, par exemple.
Etudiant à l’ESAV (Ecole Supérieure d’Audio Visuel de l’Université de Toulouse le Mirail), Freddy Denaës a lui découvert la photographie au Château d’Eau. Aujourd’hui producteur de cinéma, éditeur et voyageur, il est aussi collectionneur d’art. Sa collection constituée depuis trente ans au gré des rencontres comporte des dessins de Beuys, de Filliou, de Butor ou des collages de Kentridge, mais surtout de très nombreuses photographies. Il accepte depuis peu de mettre en vue cette collection rassemblant des grands noms de l’histoire de la photographie. Elle lève également le voile sur de nouveaux auteurs africains ou asiatiques particulièrement remarquables mais encore peu connus en Europe.
Trois grands thèmes affleurent de cet ensemble et articulent l’exposition : l’enfance, le cinéma et l’Afrique qui occupe une place centrale. Un quatrième groupe, sans distinction thématique particulière mais précieux pour Freddy Denaës, croise les images d’auteurs qui ont formé son regard et dont il découvrit le travail pour la plupart au Château d’Eau, qu’il fréquentait lorsqu’il était étudiant à Toulouse. La boucle est bouclée.
La centaine de photos exposée (sur 2500 que compte sa collection) montre bien son éclectisme, des peintres peu connus aux icones de la profession, des ateliers d’autrefois aux dernières techniques : « un tout composé de petits riens (Ex nugis seria**) ». Des traces de trente ans de vie de par le monde, de trente ans de rencontres, de trente ans de déambulation dans ce monde en compagnie de ces rencontres » ; mais toujours avec une cohérence intrinsèque et bien sûr l’amour du cinéma omniprésent. Chacun peut y glaner comme bon lui semblera : C’est une déambulation libre au fil du regard qui nous est offerte cet été au Château d’Eau.
Comme Jean-Marc Lacabe l’a mis en exergue dans son bureau, citant Laurent Salomé, Directeur du Musée des Beaux Arts de Rouen: « Un musée est le produit d’un travail et de générosités ».
E.Fabre-Maigné
*1892 : Toulouse est la première ville en France à prodiguer un enseignement supérieur de photographie sous l’autorité du professeur Charles Fabre, auteur de la première encyclopédie de la photographie (3 500 pages en 8 volumes).
1955/1971 : première grande exposition Brassaï à Toulouse (1955), suivie de nombreuses autres sous la responsabilité du « Cercle des XII ».
1974 : Pierre Baudis, Maire de Toulouse, confie à Jean Dieuzaide le Château d’Eau, créant ainsi la première galerie municipale de photographie. Elle est inaugurée le 23 avril avec une exposition de Robert Doisneau, en présence de l’auteur et de Jeanloup, Sieff, Jean-Pierre Sudre, Jean-Claude Gautrand, Denis Brihat…
1978 : création du centre de documentation, ouvert au public dès 1982.
1984 : 5 avril, Dominique Baudis, Maire de Toulouse, inaugure un deuxième espace, au sous sol du château d’Eau, dans lequel sont conservées les anciennes « roues à aubes ».
1989 : 5 octobre, inauguration d’une seconde galerie d’exposition sous une arche du Pont Neuf, qui abrite également le Centre de Documentation.
1990 : informatisation du Centre de Documentation
1994 : avec plus de 250 expositions présentées, le Château d’Eau célèbre son 20e anniversaire Ses activités se développent autour de quatre grands axes : expositions, édition, documentation et diffusion de la photographie d’auteur.
2001 : nomination de Jean-Marc Lacabe à la direction de la Galerie.
Le Château d’Eau – 1 place Laganne – 31300 Toulouse
http://www.galeriechateaudeau.org
** Editions de l’Œil : www.editionsdeloeil.com