La 56e édition des Rencontres d’Arles tient en grande partie ses promesses. Plus sagement documentaire que résolument expérimentale, elle est à la fois diverse et marquée à l’excès par certains phénomènes de société (comme les questions sur le genre, très présentes). Nos coups de cœur seront donc plutôt classiques, sans réel choc esthétique ou découverte fracassante.
La Sicile tourmentée de Letizia Battaglia
Elle fut l’invitée du festival Manifesto, à Toulouse, en 2016. Letizia Battaglia (1935-2022) est l’une des photographes vedettes des Rencontres d’Arles cette année. On y retrouve bien sûr son travail le plus célèbre, sur les assassinats de la mafia dans sa ville de Palerme, durant les terribles années 1970-1980. Mais aussi ses débuts d’artiste à Milan, libre et joyeuse, alors qu’elle rompt avec une vie de famille oppressante ; son investissement chaleureux auprès des malades en hôpital psychiatrique ; son sens absolu du portrait, particulièrement quand elle débusque des gamines aux coins des rues. Une leçon de vie et de photographie dans un noir et blanc profond.
> Letizia Battaglia, la Sicile intensément

L’arrestation du chef mafieux Leoluca Bagarella, 1979. Photo Letizia Battaglia
« On country » : regards croisés sur l’Australie
On connaît mal l’histoire de l’île-continent et encore moins sa photographie. Une vingtaine d’artistes actuels se chargent de nous rappeler les points saillants d’une colonisation sanglante, commencée il y a deux siècles, et les effets délétères que cela provoque, aujourd’hui encore, sur les Aborigènes. Tace Stevens documente les lieux d’assimilation racistes dans lesquels des enfants des peuples premiers, enlevés à leurs parents, étaient « éduqués » dans la violence. Un scandale qui a duré de 1924 à 1970. Maree Clarke fait le portrait, en noir et blanc, des autochtones longtemps invisibilisés, arborant masque blanc et tee-shirts aux motifs ethniques. Les atteintes à l’environnement sont aussi au cœur des angoisses actuelles, dans une nature pourtant sacralisée par les Aborigènes. Lisa Sorgini raconte, dans des images à la fois belles et terribles, comment elle a protégé ses jeunes enfants du désastre écologique que furent les énormes incendies du Black Summer, en 2019. 17 millions d’hectares avaient été détruits par le feu cet été-là, sur une île où l’extraction minière est poussée à l’extrême. Parmi d’autres, trois regards aiguisés sur une Australie intérieure qui n’a rien à voir avec les clichés surf, soleil et coraux multicolores.

« Warakurna Superheros n°1 », 2017. Photo Tony Albert/David Charles Collins/Kirian Lawson
A la découverte de la photographie moderniste brésilienne
Entre 1939 et 1964, un mouvement esthétique accompagna de près la modernisation, industrielle et urbaine, du Brésil. Le voici enfin révélé en Europe avec des photographes, pour nous inconnus, qui, sous le titre « Construction, déconstruction, reconstruction » ont façonné des images à la géométrie parfaite et aux jeux de lumière fascinants. Sacrée découverte à compléter par la lecture du formidable « Photo poche » qui lui est consacré (Actes Sud, 216 pages, 19,50 euros).
> Tous les continents de la photographie aux Rencontres d’Arles

L’homme confronté à l’architecture. Photo Ademar Manarini
Une favela à Bello Horizonte
Autre regard sur l’immense Brésil, celui de Joao Mendes et Afonso Pimenta, qui ont photographié au quotidien les habitants de la favela de Serra, à Bello Horizonte. Présenté sous le titre « Retratistas do Morro », ce travail au long-cours, des années 1970 aux années 1990, s’intéresse aux familles dans leur environnement intime, aux fêtes et aux événements scolaires (étonnante série, sur fonds acidulés, consacrée à des enfants « diplômés », arborant des toges comme les étudiants américains). La démarche, notamment pour les portraits en studio, rappelle celle, chaleureuse et empathique, des Africains Malik Sidibé et Seydou Keita.

« 6e anniversaire de Renatinho, communauté de Serra, 1987 ». Photo Afonso Pimenta
Le monde de Louis Stettner, l’Américain de Saint-Ouen
Né à New York en 1922, Louis Stettner est mort à Saint-Ouen en 2016. D’un continent à l’autre, cet ami de Boubat et Doisneau a pratiqué une photographie dite « humaniste », jamais niaise, dans un esprit de justice sociale toujours vif. Son œuvre, plus variée qu’on pouvait l’imaginer, est enfin reconnue pleinement. Une référence du classicisme en noir et blanc qui donne lieu à plusieurs publications dont la judicieuse réédition d’un « Photo poche » (Actes Sud, 144 pages, 14,50 euros).

« Nancy playing with a glass, New York, 1958 ». Photo Louis Sterner Estate
Trois femmes sur la Route N°1
En 1954, Berenice Abbott (1898-1991) parcourut l’ensemble de la Route N°1, qui suit la Côte Est des Etats-Unis. Son reportage devait confirmer l’emprise grandissante de la voiture et damer le pion au cliché du reporter exclusivement masculin. Cette immersion en noir et blanc, volontairement anti spectaculaire car très proche des habitants, est devenue un moment important de l’histoire de la photographie américaine. Anna Fox et Karen Knorr ont décidé, ces dernières années, de partir sur les traces de leur illustre aînée. Elles ont croisé beaucoup de travailleurs, dans les bars, les hôtels, les rues et se sont intéressées aux paysages urbains gorgés de messages publicitaires et politiques. Une vision de l’Amérique, à la fois colorée et terriblement grise, vu les bouleversements en cours.

« Diner en bord de route, New Jersey, 1954 ». Photo Berenice Abbott
Todd Hido et « Les présages d’une lumière intérieure »
Le photographe américain aime les paysages désolés, la neige qui s’installe et les ultimes lueurs du jour. Et aussi les maisons, pourtant banales, qu’il entoure d’un halo mystérieux. Même approche pour les visages caressés par la lumière, comme issus d’un rêve. Ce travail sophistiqué, à la puissance évocatrice très cinématographique, est magnifié par les tirages, qu’on imagine réalisés avec un soin maniaque. Il trouve aussi pleinement sa place dans le livre « Intimate Distance II » (Textuel, 320 pages, 69 euros), album chronologique qui retrace plus de trente ans de photographie de Todd Hido et dont la sélection est bien plus large que celle de l’exposition arlésienne. De quoi garder longtemps en mémoire une voiture qui fonce dans la nuit brumeuse (on n’en distingue que les phares), des croix lumineuses entourées de montagnes grises et blanches, des habitations éclairées de l’intérieur mais sans l’ombre d’un humain.

« House Hunting, 1999 ». Photo Todd Hide, Les Filles du Calvaire
Le New York disparu de David Armstrong
Ami de Nan Goldin, David Armstrong (1954-2014) est peu connu en France. La fondation Luma, au sein de son emblématique bâtiment signé Frank Gehry, lui consacre une rétrospective. Curieusement – et c’est d’ailleurs le cas de nombreuses expositions des Rencontres d’Arles cette année – les œuvres sélectionnées nous paraissent bien sages. Ceux qui escomptaient revivre les années très « sexe, drogue et rock’n’roll » de New York dans les années 1970 seront déçus. Ceux qui apprécient les beaux portraits en noir et blanc seront ravis…et chercheront dans le regard de ces complices de David Armstrong l’exaltation de leurs sentiments et l’insondable profondeur de leurs tourments.

« David, Boston, milieu des années 70 ». Photo Estate David Armstrong
Yves Saint Laurent et les stars de la photographie
Yves Saint Laurent (1936-2008) s’aimait beaucoup et ne détestait pas être photographié. Il le fut, comme ses modèles les plus fameux, par les plus grands, dans des registres très variés. En 1957, Irving Penn le portraiture en jeune homme élégant aux fines lunettes. L’année suivante, Sabine Weiss s’amuse à l’asseoir derrière un amoncellement de chaises, sans doute lors de la préparation d’un défilé.

Yves Saint Laurent, 1957. Photo Irving Penn Foundation/
Fondation Bergé-Saint Laurent
Dans les années 1970, Jeanloup Sieff est un compagnon régulier du couturier, qui décide de poser nu pour lui dans le cadre d’une campagne de publicité pour un parfum. Révolutionnaire ! Bouleversante est la sortie de scène de Saint Laurent, visage entouré d’un rideau rouge, quelques mois avant sa mort, fixée par Jean-Marie Périer. L’intérêt de l’exposition est double : nous offrir un extraordinaire casting de photographes (Avedon, Klein, Rheims, Knapp, Roversi, Bourdin, Newton, Doisneau, etc.) en racontant parallèlement l’histoire des magazines de mode (« Elle », « Vogue »…) des années 60 aux années 80.

« Hommage à Mondrian » dans « Elle » en 1965. Photo Peter Knapp
Camille Lévêque « A la recherche du père »
L’absence du père est une thématique explorée dans plusieurs expositions. Diana Markosian retrouve le sien à Erevan, en Arménie, une quinzaine d’années après que sa mère l’a embarquée, avec son frère, aux Etats-Unis. Tenu dans l’ignorance de ce projet, le père passera autant de temps à rechercher ses enfants en envoyant sans succès des centaines de lettres. Les retrouvailles donnent lieu à un remarquable travail en noir et blanc. Moins convainquant est le film qui complète le dispositif, quelque peu plombé par un ton et une musique mélodramatiques. Plus réussi est le projet de Camille Lévêque, elle aussi « A la recherche du père », le sien, en filigrane, mais plus largement ceux dont l’éducation les a conduits, consciemment ou pas, au patriarcat. L’artiste donne à réfléchir avec des photographies d’anonymes trouvées dans une brocante, des cartes postales rétros de fêtes de pères, des objets s’inspiration sexuelle où le « papa » est un prédateur, des interviews de jeunes pères d’aujourd’hui confrontés à leur nouveau rôle, etc. Riche et étonnant.

« Glitch, 2014 ». Photo Camille Lévêque
LE CINEMA DE NAN GOLDIN
Star parmi les stars de la photographie contemporaine, Nan Goldin bénéficie curieusement à Arles d’un lieu d’exposition minuscule, l’église Saint-Blaise, ne pouvant accueillir à la fois que 28 personnes, ce qui provoque souvent de l’attente. Il est vrai que l’artiste américaine ne propose qu’un film de 25 minutes, intitulé « Syndrome de Stendhal », dans lequel elle associe œuvres classiques (dont beaucoup de peinture italienne) et images de son cru…souvent crues. L’ensemble est assez prenant mais il souffre de deux maux : une musique, certes belle, mais qui couvre souvent le commentaire de Nan Goldin, le rendant d’autant plus inintelligible qu’il n’est pas sous-titré. Il faut s’accrocher pour comprendre ce que la photographe a retenu des « Métamorphoses » d’Ovide (œuvre citée dans le générique de fin)…ou alors s’abandonner à la pure contemplation d’une œuvre où les corps nus, l’eau apaisante et les chats sont très présents.

« La mort d’Orphée, 2024 ». Photos Nan Goldin/Gagosian
ET AUSSI…
Claudia Andujar, Sarah Cap, les 20 ans de l’agence Myop et Jean-Michel André.
56es Rencontres d’Arles, jusqu’au 5 octobre. Pass journée : 33 euros sur le site Internet. Pass valable tout l’été (à privilégier car il faut bien deux ou trois jours pour voir la quarantaine d’expositions) : 40 euros sur le site Internet.