« Le photographe est toujours solitaire mais son œuvre s’affirme chaque fois comme universelle et partageable pour tous. » Jean-Claude Lemagny Conservateur à la Bibliothèque nationale pour la photographie du XXe siècle.
Jusqu’au 18 mai 2025 les Abattoirs non seulement accueillent les collections du Château d’Eau, – dont la Galerie totalement réorganisée sera rouverte fin 2025 -, mais en profitent aussi pour mettre en lumière une partie de leur propre fond photographique, dans toute leurs richesse et diversité.
J’aime la photographie, de préférence quand elle est belle selon mon goût, parce qu’elle me fait rêver, me met en relation avec un « au-delà de la réalité », quand elle réveille quelque chose en moi, à travers la vision, comme un écho oublié; c’est pour cela que j’ai toujours aimé aller au Château d’Eau. Et comme disait Edouard Boubat, j’apprécie “Les photographies qui ont été faites quand le photographe a su s’effacer. »
Cette exposition porte parfaitement son nom: elle ouvre les yeux du public, – de tous les publics -, qui n’a plus qu’à se rincer l’œil. Dieuzaide n’aurait pu rêver mieux pour les 50 ans de cette Galerie unique qu’il créa en 1974 (mais où il ne s’exposa jamais…):
Le ballet des Pigeons dans le jardin de Dieuzaide
(A tout seigneur tout honneur)
Jean Dieuzaide, 1979, tirage argentique NB, 65 x50 cm, collection les Abattoirs, Musée –Frac Occitanie Toulouse © SAIF © photo Grand Rond
Nous est proposé un panorama thématique de ces collections publiques (il faut le souligner) par chapitres, déclinés dans 8 salles, de Sur le vif à Perspectives-Lieux et Lignes en passant par Réalités parallèles, Sublimer le banal, L’art et la matière, La Fabrique du soi et Double Je; avec des clins d’œil (c’est le cas de le dire) de l’un à l’autre par correspondances baudelairiennes, le tout avec près de 300 œuvres !
De celles à la sauvette de Cartier-Bresson qui pouvait dire « ça a eu lieu et j’étais là » à celles fabriquées de toutes pièces en passant par celles, picturales, retravaillées jusqu’au surréalisme, les plasticiens de l’image s’en sont donné à cœur joie. Du noir et blanc le plus cru et le plus sublime à l’orgie psychédélique des couleurs (mais Soulages ne disait-il pas que le Noir contient toutes les autres…), des cartes postales aux grands formats comme des tableaux…
Dans cette déambulation photographique, il y en a de toutes les couleurs et pour tous les goûts, et peu importe si l’on n’aime pas du tout certaines œuvres, puisque l’on en aime d’autres beaucoup. Au premier coup d’œil, j’ai été attiré… ou pas: si j’ai évité certaines qui ne m’ont fait ni chaud ni froid et les quelques-unes qui m’ont hérissé le poil, je me suis longuement attardé devant celles qui m’ont parlé et ont stimulé mon imaginaire: la plupart.
Je me suis donc laissé aller à butiner dans ce jardin d’images et à faire mon miel de ces dernières:
– Mademoiselle Anita de Robert Doisneau,
– Jeux d’enfants en Catalogne de Sabine Weiss,
– Dennis Speight de Robert Mapplethorpe (disparu à seulement 43ans), « le compagnon de vie très aimé » de Patti Smith, la grand-mère du Rock and Roll,
– la ronde des Jeunes séminaristes de Mario Giacomelli etc. etc.
Il y ici des activistes visuels dont les installations coups de poings ne dépareraient le Castello di Rivoli – qui abrite le premier Musée d’art contemporain d’Italie avec des chefs-d’œuvre de l’Arte Povera -, (le toulousain Jean-Marc Bustamante exposé ici y est présent) comme celle, sanglante avec jeu de miroirs, d’Alfredo Jaar le chilien sur le Moyen Orient ou le photoreportage de Gabriele Basilico Beyrouth en 2003 d’une terrible actualité hélas (je sais bien que la photographie ne peut pas changer le monde, mais elle le montre en nous ouvrant les yeux (CQFD), en particulier quand il est en feu), ici à gauche sur le mur central:
Vue de l’exposition Ouvrir les yeux. Les collections photographiques des Abattoirs et de la Galerie Le Château d’Eau, les Abattoirs, Musée-Frac Occitanie Toulouse en partenariat avec la Galerie Le Château d’Eau, 11 octobre 2024 – 18 mai 2025 © Adagp, Paris, 2024 © courtesy des artistes © photo Cyril Boixel,
en passant par les portraitistes comme Gisele Freund (Virginia Woolf et André Malraux) ou Richard Dumas (Maria de Medeiros), en noir et blanc lumineux. Mon regretté ami André « Dédé » Tailhades, régisseur et créateur de lumières pour mes créations avec la Compagnie du Rêveur et celles de Bruno Ruiz, entre autres, me disait toujours: « avec des projecteurs blancs dans le noir on arrive toujours à créer de la couleur. »
Cette exposition en apporte la preuve éclatante: au lieu d’un.e disparu.e, on fait un.e éternel.le, comme le souhaitaient les peintres de la Renaissance, et ce n’est pas un hasard si est présent le bel Autoportrait à Venise devant une peinture de Gentile Bellini d’Agnès Varda qui écrivait: « Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir. » Il est vraiment pictural, et ce n’est pas qu’une question de nez comme dirait mon petit-fils Andrea.
© Agnès Varda, Autoportrait à Venise devant une peinture de Gentile Bellini, 1959, tirage gélatino-argentique, 29 x 30 cm, collection Galerie Le Château d’Eau, Courtesy Succession Agnès Varda – Fonds déposé à l’Institut pour la Photographie des Hauts-de-France, Lille
Il y aussi les doux rêveurs ou rêveuses comme Willy Ronis et son nu provençal, iconique, ou Elina Brotherns avec son très beau nu endormi dans un environnement bucolique (une fleur parmi des fleurs) qui m’a retenu un long moment tandis que je me suis remémorais un Calligramme de Guillaume Apollinaire:
Ton sourire m’attire comme
Pourrait m’attirer une fleur
Photographie tu es le champignon brun
De la forêt
Qu’est sa beauté
Les blancs y sont
Un clair de lune
Dans un jardin pacifique
Plein d’eaux vives et de jardiniers endiablés
Photographie tu es la fumée de l’ardeur
Qu’est sa beauté
Et il y a en toi
Photographie
Des tons alanguis
On y entend
Une mélopée
Photographie tu es l’ombre
Du Soleil
Qu’est sa beauté.
J’ai eu un coup de foudre pour Block out that Black energy de Mous Lamrabat (extrait de la série Luxe & Bled) aux couleurs chatoyantes et pour El indigena que ho sido marginado y que vio esperanzas (extrait de la série très impressionnante de 60 portraits Regimen: Deamatis Personae de 2018) du vénézuélien Alexander Apòstol, qui illustre l’affiche et qui m’a rappelé la couronne en fibres de mamure, plumes d’ara, de canard sauvage et de toucan, de la Culture Ye’kuana, du Vénézuela justement, visible dans la collection permanente du Museum d’Histoire naturelle:
Alexander Apóstol, Regimen: Dramatis Personae, 2018, impression numérique sur papier, 140 x 100 cm, collection les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse © Adagp, Paris, 2024 © courtesy de l’artiste et de la Galerie mor charpentier, Paris
A chacun de glaner et de composer son propre florilège: comme l’écrivait Dorothea Lange, « L’appareil photo est un outil qui enseigne aux gens à voir sans appareil photo. »
Et je comprends que les Frères Jacques (qui n’ont connu que l’argentique) aient chanté:
C’que c’est beau la photographie!
Les souvenirs sur papier glacé
Pas d’raison pour qu’on les oublie
Les beaux yeux, les beaux jours passés
C’que c’est beau la photographie
Le soleil qu’on fait prisonnier
Pas d’raison pour qu’on les oublie
Les p’tites femmes en p’tite robe d’été
En noir et blanc au 1/50ème
Ça fait d’l’effet sur l’amateur
Et c’est pas rare qu’on s’en souvienne
Comme si elles étaient en couleurs
C’que c’est beau la photographie.
Donner à voir est un recueil célèbre de Paul Eluard paru en 1939, consacré bien sûr à la Poésie et à la Littérature, mais il aurait aussi pu donner son nom à cette exposition: Abattoirs Donner à voir…
PS. Mon seul regret: qu’il n’y ait aucune photo de Madame Germaine Chaumel, cette grande photographe toulousaine, portraitiste et photo-reportrice d’il y a un siècle, qui a mis le pied à l’étrier du jeune Yan Dieuzaide justement; et je m’étonne qu’il n’ait été conservé aucune de ses photos dans le fond du Château d’Eau alors que celui-ci la pressait (en vain) de venir y exposer… et à propos de laquelle il a écrit: « Qu’il me soit permis à cette occasion de rappeler le rôle important joué par la photographie dès sa découverte. Elle écrit en images l’histoire de notre civilisation; celles de Germaine Chaumel en sont la preuve flagrante. »
Les Abattoirs • Galerie Le Château d’Eau