C’est le bonheur au Théâtre du Capitole. Opéra intimiste réputé peu dramatique, ce dont Tchaïkovski en convenait parfaitement, Eugène Onéguine doit certainement poser quelques problèmes aux metteurs en scène du fait d’une action plutôt mince, plus poétique et psychologique que véritablement théâtrale. Un véritable challenge. Mais quand la musique, le chant et le théâtre sont au rendez-vous, c’est le bonheur, en effet.
Relire mon article d’annonce paru il y a quelques jours sur Tchaïkovski, Pouchkine et les principaux éléments du livret.
Quelle fin de saison ! Mais, tout d’abord, quelques mots sur la cause. Pour faire court, Eugène Onéguine est d’abord l’opéra des rendez-vous manqués avec l’Amour muni d’un grand A : entre Tatiana amoureuse trop tôt d’Onéguine, et celui-ci, épris trop tard de la jeune femme ; entre Olga, et Lenski, l’ami très proche d’Onéguine, qui meurt tragiquement en pleine période de fiançailles, des mains même de son meilleur ami ! Enfin, entre Lenski et Onéguine ? mais cela n’est pas dans le livret et cela n’est pas non plus chez Pouchkine. Reconnaissons d’emblée que Tchaïkovski a frappé fort : musique et chant atteignent des sommets tant au niveau de la partition musicale que celle concernant le chant, et tant pour les personnages principaux que les dits secondaires traités, eux aussi, avec la plus grande finesse et l’empathie la plus chaleureuse. L’ouvrage étant chanté en russe, merci aux surtitres de permettre aux spectateurs d’entrer plus facilement dans son déroulé.
À ce niveau, le pôle Théâtre ne peut se rater. Aura-t-on besoin d’une énième trans position pour trouver le petit plus qui risque de faire basculer l’ensemble ? Car, on le sait, transposer cet opéra à toute époque et en tout lieu n’est pas le plus difficile, mais encore faut-il y réussir. Florent Siaud, metteur en scène doit ici tenir et gagner le pari de faire comprendre au public et démontrer comment la poésie de la vie quotidienne entre à l’opéra grâce à Tchaïkovski. Ou, peut-on se contenter de représenter Eugène Onéguine dans son XIXè siècle russe natal ? Va-t-on retrouver sur scène, l’illustration de la si belle affiche du spectacle ? Eh bien, oui !!! Tentative réussie de Florent Siaud. Joie ! Voilà une production éminemment picturale, séduisante d’un bout à l’autre, inspirée aussi bien par la création des lumières de Nicolas Descôteaux que par les décors de Romain Fabre et la série des costumes travaillés de Jean-Daniel Vuillermoz. On est dans la Russie des tsars et j’ai envie de dire : et alors ? Rarement mise en scène aura été aussi lyrique, dans la profondeur et dans l’intimité. La limpidité du dispositif scénique en rajoute et on pense alors au titre de l’ouvrage : Scènes lyriques en sept tableaux. Astucieux les deux plans superposés facilitant les entrées-sorties durant les deux premiers actes ainsi que les plans sujets à l’utilisation des miroirs. Quant aux scènes avec danses, pour un plateau aussi exigu, on s’incline devant leur réussite.
Dans cette heureuse succession d’images, la tempête des cœurs peut s’orchestrer avec bonheur ce que réussit avec brio Patrick Lange. On apprend qu’il est arrivé trois jours avant la Générale qui fut son premier travail avec l’orchestre au complet, et pour l’opéra complet. On ne peut qu’être admiratif devant le résultat !! Musicalement, le chef aura été en plein accord avec le pôle Théâtre et aura su mettre en évidence aussi le côté chambriste de la musique du compositeur avec ses accents et couleurs que caractérisent si bien par exemple altos et violoncelles. Durant l’Air de la lettre, on peut noter le hautbois remarquable de Louis Seguin, instrument ici de la langueur amoureuse ainsi que le cor de Thibault Hocquet. Dans la fosse, tous nos musiciens de l’Orchestre national du Capitole auront été une fois de plus à la hauteur donc. Tout comme les membres du Chœur du Capitole bien sollicités dans cet ouvrage. Mais, en un mot, ils ne font pas que bien chanter ! Ils participent aux chorégraphies de Natalie van Parys.
Que dire de la distribution vocale, cela fait trois ans et demi que la plupart des protagonistes attendent ! Stéphane Degout est Eugène Onéguine, point. Exempt de tout air, il n’y a pas de réelle performance vocale. Tout doit passer et passe par la théâtralité du personnage. Mais, il y a le timbre adéquat, la solidité sans faille des aigus et les multiples couleurs d’une voix entendue jusqu’au dernier rang du Paradis lui permettant de cerner chacun des sentiments et tourments d’Onéguine. Son phrasé, sa diction du russe est exemplaire (cela m’a été confirmé !). Il passe de la morgue à la passion avec toute l’aisance forçant l’admiration. Il incarne à la perfection ce personnage cynique, silhouette de poète désabusé archétypique d’un romantisme noir cher au compositeur, qui refuse de s’avouer qu’il aime et réalise -trop tard- qu’il s’est égaré dans son égoïsme. Florent Siaud braque sur lui un éclairage rendant une succession d’images fortes et tranchées. Par exemple, son manteau étendu comme un linceul sur le corps inerte de son ami Lenski.
La fragilité, apparente, de Valentina Fedeneva s’accorde parfaitement à l’héroïne rêveuse et poétique, brûlante de passion, mais tourmentée, effarouchée par ses propres élans. Elle est remarquable de nuances, vocalement éblouissante, le timbre est beau, parfaitement homogène, le chant est toujours très soigné, la diction sans reproches, sachant refléter les tourments de cette jeune fille découvrant les souffrances de l’amour, et magnifiquement hautaine à la fin tout en avouant que l’amour est toujours là, mais la droiture vaincra. Toutes ses qualités étant nécessaires pour venir à bout du fameux Air de la lettre d’une douzaine de minutes qui, totalement dépourvu de virtuosité, sans vocalise, sans ornement, exige cependant des moyens et des efforts considérables sur le plan théâtral.
Quant à Lenski, c’est un rôle court, avec peu à chanter mais musicalement d’une grande beauté. À n’en pas douter, le rôle préféré du compositeur. Il est interprété par Bror Magnus Todenes, ténor musical et raffiné aux aigus surprenants qui s’impose par sa conviction. Il est fou amoureux, ne l’oublions pas, et par ses capacités d’émotion, l’incarnation vraie et poétique. On s’en prend à regretter son entêtement !!! Son cœur a choisi. Ce n’est pas le bon choix. Des deux sœurs, ce n’était pas le bon numéro. Olga, impulsive et joueuse même, ne mesure pas ou mal l’ampleur que peut prendre alors sa provocation. On connaît la captivante nature vocale et théâtrale d’Eva Zaïcik. Dans le rôle d’Olga, elle est parfaite. Bror Magnus Todenes défend magnifiquement le plus célèbre air de ténor de tout l’opéra russe, un véritable “tube lyrique“ : « Kuda, Kuda…… », ce chef-d’œuvre de raffinement mélodique, de recueillement lyrique et de dignité, aux paroles bouleversantes.
Puissance, noblesse et présence sont au rendez-vous avec cette belle voix de basse d’Andreas Bauer Kanabas dans le rôle du Prince Gremine, bien loin du barbon marié à une femme bien plus jeune mais mari chevaleresque de Tatiana, respectueux des secrets et du quant-à-soi de sa jeune épouse.
Enfin, avec ses deux savoureux couplets vieille France, pastiches d’opéra-comique français comme Tchaïkovski excelle à les contrefaire, le traitement de l’épisodique et désuet monsieur Triquet est fort bien traité avec le ténor Carl Ghazarossian (on n’épiloguera pas sur la signification du sobriquet : Triquet !!). Juliette Mars dans Madame Larina, Sophie Pondjiclis dans la niania, la Nourrice et Yuri Kissin dans les deux rôles de Capitaine et Zaretski participent à l’excellence du plateau. Et à l’excellence tout court du spectacle de cette production.
Enfin, merci à Christophe Ghristi et à toute son opiniâtreté.
Quelle fin de saison, et quelle saison, tout court ! Vivement la prochaine……