Martha Argerich était, le 13 avril dernier, l’invitée de la saison Grands Interprètes, en compagnie du pianiste sud-coréen Dong-Hyek Lim. Chaque visite à Toulouse de la grande pianiste argentine constitue un événement musical important. Ce fut encore le cas lors de ce concert qui a attiré la foule enthousiaste des mélomanes toulousains.
Depuis de nombreuses années, Martha Argerich privilégie les rencontres musicales avec des artistes d’horizons divers. Tout au long de sa carrière, elle n’a cessé de se produire avec de grands musiciens comme le pianiste maintenant disparu, l’ami de toujours, Nelson Freire, ou encore avec le violoniste Gidon Kremer ou le violoncelliste Mischa Maisky. Elle a également permis de révéler de jeunes débutants auprès du grand public. Elle choisit cette fois d’animer un duo avec le pianiste sud-coréen en pleine ascension, Dong-Hyek Lim (né le 25 juillet 1984 à Séoul), qui a étudié à Moscou, et est devenu le plus jeune étudiant de l’histoire du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Il a également été, en 2001, le plus jeune vainqueur du Premier Grand Prix de l’histoire du Concours international Marguerite-Long-Jacques-Thibaud à Paris.
Ce 13 avril, les deux pianistes se présentent donc devant une Halle aux Grains pleine à craquer et prêts à communier musicalement avec un programme associant Schubert et Rachmaninov. Alternant les pièces à quatre mains (les doigts qui s’effleurent, qui se mêlent sur le même clavier) et à deux pianos (l’échange des regards), les deux compères explorent ce répertoire assez rare mais ô combien stimulant.
La Fantaisie en fa mineur, D. 940, opus posthume 103, une œuvre pour piano à quatre mains composée par Franz Schubert en 1828, soit l’année même de sa mort, ouvre la soirée. Les deux interprètes abordent les premières mesures dans l’esprit si prégnant du Voyage d’hiver. La marche inexorable du Wanderer évolue vite vers l’inquiétude puis le drame, vers la tragédie même. Le retour cyclique du thème initial marque profondément les sensibilités.
Bien éloignées de cet esprit apparaissent les deux pièces qui complètent ce programme. Toutes deux ont été composées par Sergueï Rachmaninov dans des circonstances néanmoins très différentes. La Suite n°2, opus 17 pour deux pianos constitue une sorte de thérapie pour combattre l’échec éprouvant pour le compositeur de sa Première symphonie. Contemporaine du célébrissime Concerto n° 2 pour piano qui lui permet de retrouver sa créativité, cette Suite dynamique et intense réunit et oppose les deux pianos en une série de dialogues qui parfois évoquent un combat. Les quatre volets de la partition sont bien différenciés par l’interprétation du duo. Néanmoins, une exaltation permanente anime chaque intervention. Ainsi, la Tarentelle finale prend une dimension qui dépasse largement l’évocation d’une danse folklorique. Une certaine rage émane même des échanges entre les deux pianos.
Toute la seconde partie du concert est consacrée à la version pour deux pianos des Danses Symphoniques, opus 45. Cette œuvre ultime de Rachmaninov, représente une sorte de bilan de l’art du grand compositeur russe. Composée en 1940, la version symphonique initiale de cette œuvre a été dédiée au chef d’orchestre Eugene Ormandy et à l’orchestre de Philadelphie. Sa version pour deux pianos constitue une constante dans la carrière de Martha Argerich. On se souvient de l’interprétation qu’elle en avait donnée le 17 septembre 2007 au cours du festival Piano aux Jacobins. C’était alors en compagnie du grand Nelson Freire, son complice et ami brésilien de longue date.
Richesse harmonique et mélodique, foisonnement rythmique sont de nouveau pain béni pour les deux interprètes de 2024. Les échanges de phrases, les emportements lyriques, la bouillante énergie éblouissent à plus d’un titre. Une fureur prolifique anime les jeux des deux protagonistes qui se renvoient les thèmes, comme pour se défier. Dès le premier volet, intitulé mystérieusement Non allegro, le duo impressionne. Même le Tempo di valse du deuxième mouvement devient sarcastique. Quant à la section finale, après l’attente inquiétante du Lento assai, l’Allegro vivace explose littéralement. Le combat s’achève sur une apothéose sonore, percutante et musicale qui soulève une ovation debout du public.
Les artiste ne peuvent manifestement pas se soustraire à l’offre de deux bis. Comme pour calmer les déploiements furieux des Danses symphoniques, Martha Argerich et Dong Hyek Lim brodent avec finesse le mouvement final de la Sonate pour deux pianos KV 448 de Mozart. L’intervention finale convoque la sagesse universelle du Père Bach, avec la transcription pour piano à quatre mains d’un de ses chorals par le grand compositeur hongrois György Kurtág. Un apaisement souriant et bienvenu !
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse