Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
La vie mentie de Michel del Castillo
Toute l’œuvre romanesque de Michel del Castillo brasse destinées individuelles et collectives, drames intimes et historiques en éclairant le présent à la lumière du passé. Chez cet écrivain né de père français et de mère espagnole en 1933 à Madrid, les fantômes et les déchirures de la guerre civile ont irrigué bien des romans. On se souvient aussi du superbe La Tunique d’infamie, établissant un dialogue entre un historien de notre époque et un inquisiteur du XVIème siècle. Avec La vie mentie, sorti en 2007, Michel del Castillo ancre son récit dans le présent, à travers Salvador Portal, un publicitaire à succès, et dans l’histoire de l’Espagne de la première moitié du XXe siècle, à travers sa famille dont nous suivrons les trajectoires de sa grand-mère Véra, née dans une famille juive de Berlin et mariée à Rafael Portal, intellectuel républicain tué en 1936. Agé de trente-six ans, ancien trotskiste, Salvador se définit comme un parfait conformiste s’ébrouant avec délices dans un air du temps fait de frime et de fric. Pourtant, son adhésion aux valeurs contemporaines se lézarde. Au contact de Véra et de son père Gonzalo, qui vit en Angleterre depuis l’âge de neuf ans, Salvador s’éloigne de l’imposture généralisée et des mensonges collectifs pour recouvrer une mémoire oubliée, « les rires et les pleurs, les chants et la scansion des vers, tout un monde aboli mais qui, mystérieusement, m’habitait. »
Dès lors, les morts et les vivants vont se mêler en lui et l’amener à une quête des origines placée sous l’ombre tutélaire du philosophe Miguel de Unamuno. L’auteur du Sentiment tragique de la vie, catholique atypique et rationaliste, socialiste utopique récusant la violence révolutionnaire, la religion de la mort et tous les nihilismes devient sous la plume de l’écrivain une manière de boussole guidant son personnage dans les méandres de sa reconquête.
Le doute et la ferveur
La vie mentie est un roman du dégoût et de la réconciliation saisissant la montée d’une eau grise et la découverte du souffle de la vie. Avec une précision impitoyable, Michel del Castillo cerne les caractères et les comportements d’un conformisme libéral libertaire. Sans tomber dans les impasses du roman à thèse, il sait se faire sociologue et quelques lignes en disent plus que bien des essais. Ainsi, à propos de Faby, la femme de Salvador : « C’était une fille d’un optimisme sain, parfaitement adaptée à notre monde postmoderne. Elle croyait à la publicité, à la psychanalyse, au néomarxisme, à la libération des mœurs, au féminisme, à l’écologie, aux médecines douces, aux gymnastiques orientales ; détestant le racisme, le colonialisme, elle prêchait avec componction le devoir de mémoire, évoquait à tout bout de champ la shoah, les génocides perpétrés en Afrique ou en Asie, condamnait la torture et les atteintes aux droits de l’homme, indignations qui ne l’empêchaient pas de célébrer les vertus du marché. »
S’il pourfend cette nouvelle bourgeoisie bien-pensante, Michel del Castillo n’oublie pas les anciennes figures du pouvoir, comme cette vieille famille d’industriels : « Ils se sentaient flattés d’incarner le progrès, la démocratie, les libertés collectives et individuelles, alors qu’il suffisait de les regarder pour connaître ce qu’ils symbolisaient réellement : l’argent. Un argent cynique, éhonté, d’une désolante trivialité. Un argent qui ne songeait même plus à se dissimuler, s’exhibant avec une arrogance impudique. » On aura compris que La vie mentie est une déclaration de guerre à l’époque, mais c’est le portrait d’êtres pratiquant le doute et l’inquiétude comme une « manière de prendre la vie au sérieux », une vie fragile et cependant « faite d’instants cousus ensemble pour constituer une durée », qui touche le plus ici. Ce doute cher à Unamuno – « Je crois puisque je doute » – n’exclut évidemment pas l’espérance qui traverse ce beau roman, grave et tendre, dont le dernier mot est « ferveur ».