Vous aurez parcouru le premier texte servant d’annonce pour ce monument de l’art lyrique, ce drame musical en trois actes, repris dans notre chère Maison, Place du Capitole.
Vous avez noté votre horaire pour le jour choisi et vous vous êtes munis de suffisamment d’ingrédients anti-toux pour profiter sans soucis de cet Everest musical.
Invoquons l’assistance de tous les dieux païens ou pas pour que nous puissions profiter, sans une seule bruyante incongruité, des dix minutes du Prélude qui ouvre cette partition wagnérienne. D’ailleurs, au sujet de ce Prélude, et en partant du tableau mythique, et mystique Le Moine au bord de la mer, du peintre allemand Caspar David Friedrich, de 1808-1810, notre Directeur musical Christophe Ghristi nous disait tantôt : « …de la même manière, il n’y a, dans le vaste prélude de Tristan und Isolde, rien à écouter. Mais nous pourrions avoir les oreilles coupées {référence aux commentaires du journaliste berlinois Kleist à la découverte du tableau} que nous l’entendrions quand même. Émergeant lentement du silence, semblant tout d’abord hésiter à se déployer, une secousse de l’orchestre lui fait soudain occuper tout l’espace. Il pénètre le corps entier et s’en empare implacablement, grande vague haletante, d’abord accordée à notre respiration puis progressivement nous enchaînant et nous forçant à nous accorder à la sienne, plus lente, plus ample, plus profonde. S’élevant sans cesse vers des hauteurs toujours nouvelles, d’abord crues inaccessibles, retombant puis se relevant, la musique ne desserre jamais son étreinte. C’est cette musique-là que semble entendre Baudelaire visionnaire évoquant le plafond de brume ou le vaste éther sous lequel il met la voile. » Plus tard, de son tableau, Caspar Friedrich dira : « À l’eau est mêlée une incompréhensible lumière. »
Quelle grossière erreur de la part de la servante qui a voulu trop bien faire : éviter le philtre de mort à sa maîtresse, et à Tristan, d’abord. Cela partait, comme on dit, d’un bon sentiment, mais l’affaire s’enclenche alors. Elle est bien la cause d’un mal plus terrible que celui qu’elle voulait éviter, si l’on peut dire.
Les deux, Tristan d’abord, Isolde ensuite, qui lui arrache la coupe et le restant à boire. Le contenu du philtre qui, finalement, au lieu de les empoisonner, les désinhibe totalement et annonce la fin du premier acte, et bien sûr le duo d’amour de l’acte qui suit. Le breuvage n’aura pas créé l’amour, mais en aura changé la nature profonde. On quitte l’amour de dimension humaine, ordinaire, banal ? réfréné par conventions sociales et convenances. Il en fait une force irrésistible que plus rien n’est sensé pouvoir calmer, atténuer et encore moins, arrêter. La nature de ce breuvage n’a finalement aucune espèce d’importance ; c’est, on dira, un placebo, un alibi, il sert seulement à déverrouiller l’inconscient, à dégoupiller la grenade, provoquant la déflagration !
Auparavant, acte I, on est sur un navire. Et la mer n’offre ici aucun décor, aucun pittoresque, elle est seulement l’absence de sol. Pas besoin de faire entendre ses fureurs. Houles et tempêtes sont toutes dans la voix d’Isolde. Iseut n’aura eu qu’une obsession, se venger de celui qu’elle a guéri, vengeance qu’elle raconte à sa servante. Wagner fait de l’acte I une longue et douloureuse imprécation. Se croyant trahie, elle veut, à tout prix, faire venir près d’elle celui qui la protège pour la ramener sans ambages en Cornouailles, près de son futur époux, le roi Marke. Un Tristan dont elle ignore qu’il est secrètement amoureux d’elle – le regard – mais dont le devoir filial, par fidélité féodale, passe avant, mais passera derrière après la prise du breuvage. Elle est furieuse que ce soit Kurwenal, l’écuyer si fidèle qui se charge de faire le lien entre eux deux.
Vous l’avez compris par ces premières lignes. Un ensemble, mise en scène, décors, costumes et lumières, qui va vous éviter de partir à la rencontre de ce phénomène d’actualisation des ouvrages dont usent et abusent nombre de metteurs en scène qui ont décidé de s’approprier ce qu’ils sont sensés éclairer. Vous n’aurez pas à supporter, par exemple, Isolde et sa servante Brangaene sirotant des cocktails sur le pont du yacht du roi Marke. Ou encore, ailleurs, très loin de l’intemporel, les deux amants mythiques se pâmant sur un canapé à fleurs, très vintage, pour ensuite les faire disparaître derrière un rideau que l’on tire pour isoler le monde des adultes de leurs galipettes supposées. Ou tout découvrir des coursives d’un ferry, ou encore vous perdre dans un enchevêtrement de ferrailles “bayreuthiennes“.
Car Tristan et Isolde avance sans cesse, la musique est bien là pour le rappeler. Si l’on veut bien accepter le mot sobriété pour ce qu’il en est du livret réduit au maximum par rapport au tissu complexe de la légende, cette sobriété aboutit à une gageure : il ne se passe pas grand chose sur scène pendant les deux premiers actes, c’est sûr. D’aucuns, utilisant les techniques modernes, les meublent alors avec des vidéos ou des effets visuels, estimant la pièce théâtralement insuffisante. L’exercice se révèle extrêmement difficile, et au bilan, rarement satisfaisant. “On n’entend plus que les images !“ dis-je ou quand l’œil phagocyte l’oreille. Mieux vaut se fondre dans ce lien interne que constitue la plus sublime des musiques. C’est cela qu’a voulu le compositeur, d’abord, que l’on entende sa musique devenue l’âme du drame. Leimotiv, du Désir, du Regard, de l’Aveu, du Philtre d’Amour,…de Tristan blessé, du Jour, et encore,…ces fameux thèmes et motifs musicaux qui parcourent l’œuvre et que vous repérerez tout au long, constituant le fil rouge.
Ecoutez l’orchestre, la fosse est pleine, l’effectif, déterminé par sa jauge est impressionnant. Comment font-ils pour être tous casés, et jouer ? Vous n’aurez pas moins de 10 ? cors au total, fosse et coulisses, et 6 ? trompettes au total et 6 ? trombones au total et un tuba soit 23 ? cuivres, c’est énorme. Côté bois ou vents, 14 au total. Vous devez noter l’importance de la clarinette basse, tout comme du cor anglais. Suivant les possibilités, pour les pupitres de cordes, il devrait y avoir près de quarante cordes sans oublier une harpe. C’est énorme. L’orchestre, c’est lui le philtre, le breuvage magique. Il conspire à des enchantements d’un raffinement, d’une séduction inouïs. Attention au tutti orchestral accompagnant l’arrivée du roi Marke surprenant les deux amoureux qui ne sont plus sur terre, en fin d’acte II.
Quant à l’acte III, il est essentiellement occupé par les plaintes et les élans de Tristan qui va mourir. Il est d’une conception tellement puissante, si riche en traits de génie d’écriture musicale associée à la versification qu’il en perd toute monotonie et vous happe, vous étreint d’une angoisse grandissante, inexprimable. Les appels douloureux de Tristan, son retour attendri sur sa jeunesse, alors que le chalumeau du pâtre fait entendre le même chant plaintif qu’au jour où mourut son père. Sans parler des rudes consolations de Kurwenal, et l’affolement d’amour, les sursauts terribles de passion qui secouent le malheureux dès qu’on signale en mer le vaisseau qui ramène Isolde. Et son dernier cri d’amour en la voyant, et la transfiguration d’Isolde « se fondant dans les grandes ondes de l’océan de délices, dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l’haleine infinie de l’âme universelle ». De ces divers éléments réunis, Wagner a su former un tout poétique et musical d’une profondeur d’accent et d’une force d’étreinte incomparables qui ne sont rien si les interprètes ne sont pas à la hauteur du propos, dans le chant mais aussi dans l’expression totale de la voix et du corps. Si les deux sont au rendez-vous, cramponnez-vous au fauteuil.
Donnons la parole à un des plus grands Tristan sur scène, le ténor Jess Thomas. Ces quelques lignes sont capitales : « Pour une compréhension totale d’une œuvre de Wagner, Tristan ou tout autre opéra, on doit toujours se référer à la partition elle-même, parce qu’il a écrit exactement ce qu’il voulait, non seulement à travers les indications scéniques, mais surtout dans la musique qui dit tout par elle-même. Si on lit ce qui est dit, si on écoute la musique, toutes les analyses deviennent pratiquement inutiles car tout est là : on peut bien discuter sur la signification de tel ou tel détail, la seule réalité est la musique de Wagner et les mots tels qu’il les a associés à la musique. D’une certaine manière, c’est une énorme prétention que de vouloir analyser une œuvre de Wagner, c’est comme discuter de la signification de la vérité; si on comprend la musique, si on la sent, si on lit le texte, il n’y a pas grand chose d’autre qu’on ait besoin de savoir !… »
Rien à rajouter. C’est pourquoi vous serez pardonné si, ne pratiquant pas l’allemand, vous aurez, si possible, votre regard souvent dirigé vers les surtitres.
Votre serviteur manque de courage pour vous livrer un texte que vous vous empresserez de rechercher, à savoir : Une lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 18 septembre 1858, adressée un an après l’achèvement de l’opéra, alors qu’il a dû s’éloigner de Mathilde, l’épouse de son bienfaiteur, Otto Wesendonck, jeune et belle femme, cultivée et poétesse à ses heures, un peu l’antithèse de Minna Wagner, l’épouse légitime et délaissée, revêche et prématurément vieillie, compagne tout de même des années de galère dans la vie du couple. Réfugié seul dans un palais à Venise, Minna en cure thermale, Wagner a le temps de boucler son opéra et d’écrire à celle qui fut un peu son Isolde. Car, alors, il fallait écrire pour communiquer. Plus tard, même « décrocher le téléphone » est devenue une expression obsolète. Wagner attendra six ans pour voir enfin sur scène, à Munich, son drame musical représenté, avec le couple souhaité, les Schnorr, grâce au bon vouloir du roi Louis II de Bavière. Le seul chef capable, pour Wagner, était alors Hans von Bülow.