J’invite tous ceux qui veulent en savoir plus sur la neuvième symphonie de Mahler, de quoi elle est faite, sa structure en quatre mouvements, sa genèse, le portrait du chef Myung-Whun Chung, l’Orchestre Philharmonique de Radio-France (le « Philhar »), à dévorer l’article passionnant de Michel Grialou sur ce même site. De mon côté, je me concentre sur cette soirée du 8 décembre 2022 à la Halle aux Grains, où les grands interprètes nous offrait la rencontre de ces monstres sacrés.
Gustav Mahler n’était pas vraiment ami des critiques de son temps, il n’a guère été épargné. « Je brosse mon habit quand on m’éclabousse avec de la boue » a-t-il dit. Mais nous, ce n’est pas la musique de Mahler que l’on va critiquer aujourd’hui, c’est interprétation qu’en donnent le Philhar et Chung qui en a été directeur musical pendant 15 ans et reste directeur musical honoraire. Autant dire qu’il les connaît bien. L’un et l’autre sont des habitués de la Halle aux Grains, ils y étaient même ensemble le 26 mars dernier, dans un tout autre répertoire.
La demi-heure qui précède le concert est un enchantement à vivre les yeux fermés. Au moment où je m’assied, une contrebasse, une harpe et une clarinette jouent, chacun dans son coin. Lentement les sons épaississent au fur et à mesure de l’entrée des artistes sur scène. Dans la cacophonie où chacun joue sa partie, on repère des traits, des thèmes, que l’on entendra tout à l’heure. Je suis assis au milieu d’une volière d’où jaillissent des couleurs incandescentes. A 19h59, même la grosse caisse s’y met. A 20h tout le monde se tait, le premier violon réclame les accords. Le maître rentre.
Myung-Whun Chung dirige sans partition. Oui, oui, la neuvième, de Mahler, une heure et demie de musique, sans partition. Et donc, sur l’estrade, rien ne le sépare de l’orchestre. Le voilà face aux instrumentistes. Les yeux fermés, la tête baissée, la baguette dans le dos, il attend un silence intégral. Il prépare intérieurement l’attaque les premiers pupitres, dans ce début improbable de la symphonie lancée d’un coup. De sa main droite, il donne beaucoup plus qu’une battue. L’amplitude de sa baguette varie de quelques centimètres à des moulinets d’une amplitude incroyable. Elle pointe, elle titille, elle harcèle, elle se fait lyrique. Déjà on est au spectacle.
Le concert est une succession de moments merveilleux. Du premier mouvement complètement déjanté, je retiendrai spontanément un duo entre la flûte et le cor, magnifiques, soutenus par les violoncelles. Une alliance tellement improbable… peu après la flûte seule reprendra, comme suspendue. Puis le violon, puis le hautbois… Les instrumentistes solos sont impériaux, mais chaque groupe l’est aussi. Dans le deuxième mouvement, Mahler a une idée par mesure, c’est infernal, on ne sait plus où donner de la tête, d’autant plus que le tempo est très allant, à la limite du nerveux, voire des décalages de pupitre, au début. Le troisième mouvement est celui de l’engagement physique : de tout l’orchestre émane une énergie folle, communicative, il est un corps qui bouge sous les coups de boutoir du chef. La fin confine au délire. A tel point qu’après le dernier accord, le chef grimace, se masse les reins, sa baguette colle… il en rigole avec le premier violon ! Puis, dans la seconde d’après, bras levés, il lance les cordes à l’assaut du quatrième mouvement.
C’est le royaume de la longue phrase, les lignes sont tenues, denses, vibrantes, comme un fleuve large et puissant. A l’opposé, Chung obtient de son orchestre, notamment des violons dans le suraigu, des pianissimi d’une fragilité hallucinée. Les derniers silences qui encadrent les rares notes qui subsistent sont comme un promeneur au bord d’une falaise.
La dernière note se délite, évanouie, Chung reste les bras levés, longtemps. Longtemps. Au-revoir, Maître.