Ce natif de Morbegno, petite commune montagnarde de la Province de Sondrio en Lombardie, fait tout d’abord une brillante carrière de tromboniste, carrière qu’il abandonnera pour se consacrer à la direction d’orchestre. Aujourd’hui Lorenzo Passerini est affiché de Sidney à Naples, de Francfort à Dortmund, du Festival de Savonlinna à Palerme et à Las Palmas. Il fait une halte à l’Opéra national du Capitole pour y faire ses débuts en dirigeant La Bohème. La saison prochaine le voit sillonnant l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, l’Australie… Il était urgent de le saisir au vol. Rencontre.
Classictoulouse : C’est la première fois que le Capitole affiche un chef d’orchestre à peine trentenaire. Comment s’est passée votre rencontre avec Christophe Ghristi ?
Lorenzo Passerini : Ma rencontre avec Christophe Ghristi et le Théâtre du Capitole de Toulouse a été spontanée et professionnelle. J’ai tout de suite commencé à travailler avec enthousiasme et passion, deux caractéristiques qui distinguent ma façon de vivre le métier. Diriger une œuvre fraîche, passionnée et dynamique comme La Bohème à trente ans est un rêve. Mais non seulement votre humble serviteur est jeune mais la quasi-totalité de la distribution l’est aussi. Cette fraîcheur est contagieuse. L’idée du maestro Ghristi de choisir une distribution aussi jeune, avec de nombreux chanteurs débutants dans leur rôle, est audacieuse et courageuse. Je suis sûr que cela crée l’atmosphère que Puccini souhaitait en composant l’un de ses grands chefs-d’œuvre. J’ai reçu de Christophe Ghristi des mots d’estime et de confiance depuis notre première rencontre, au cours de laquelle il a pu assister à ma répétition musicale. Je pense pouvoir dire que nous sommes sur la même longueur d’onde depuis le début.
Votre répertoire semble s’orienter aujourd’hui vers des compositeurs transalpins exclusivement. C’est votre goût personnel ou des opportunités professionnelles ?
LP : Le répertoire italien est ma passion première : de Rossini à Puccini, de Verdi à Giordano, de Donizetti à Bellini. Je retrouve dans l’opéra italien « ma maison adoptive ». Mais je ne dirige pas que le répertoire italien. J’ai dirigé Faust de Gounod à Sydney, je dirigerai Les Pêcheurs de perles de Bizet et Roméo et Juliette de Gounod dans les deux prochaines années. Mon répertoire symphonique s’étend de Beethoven à Chostakovitch, de Mahler et Sibelius à Tchaïkovski, d’Orff à Schubert. Je fréquente également le baroque. J’ai dirigé plus d’une trentaine de compositions en création mondiale, dont deux opéras. Mais je dois admettre que Verdi et Puccini sont les phares de mon parcours musical. Ce sont les deux compositeurs qui ont donné le “la” à mon amour pour le théâtre musical.
Venons-en à Bohème, un ouvrage que vous avez déjà dirigé en début d’année à Sidney. Quelles sont les difficultés musicales spécifiques à l’écriture puccinienne ?
LP : Les difficultés de Puccini sont nombreuses et présentes dans toutes les mesures de la partition. Les aspects les plus complexes de Bohème, à mon avis, sont essentiellement au nombre de deux. Le premier réside dans la nécessité de comprendre que cette œuvre de Puccini est plus proche de la musique du XXe siècle qu’on ne pourrait l’imaginer. Il y a des anticipations évidentes de Stravinsky. Et cela doit ressortir clairement dans la musique. Il faut chercher le détail, dans chaque instrument de l’orchestre, avec une certaine obsession. Le deuxième acte est un mécanisme d’horlogerie incroyable qui illustre bien ma réflexion au sujet de Stravinsky. Chaque artiste doit être au service du résultat global sans privilégier ses goûts personnels. Le risque que l’on peut courir en dirigeant Bohème est de se laisser aller à un lyrisme excessif, en perdant de vue la tension d’ensemble de cette courte mais intense et parfaite pièce théâtrale. Le deuxième aspect complexe est l’orchestration. Dans Bohème il y a un orchestre très coloré et dense, qui pourtant doit toujours être en rapport avec le chant. Il est facile d’être captivé par les mélodies extraordinaires présentes dans l’opéra étant parmi les plus belles jamais écrites par Puccini. Il faut éviter de trop les charger. Le chef d’orchestre doit être comme un peintre : sur la palette, le chant prend la couleur principale. C’est un travail d’équipe : il n’y a pas de petits rôles, ni sur scène ni dans la fosse.
Sur le même sujet, quelle est la problématique puccinienne pour les chanteurs ?
LP : Il n’y a pas que la masse orchestrale qui doit “effrayer” les chanteurs. Un autre aspect intéressant de Bohème réside dans le fait que les chanteurs ont un « double » rôle artistique, ténor et poète, baryton et peintre, basse et philosophe, etc…. Ce méta-théâtre est difficile à mettre en scène. Il y a beaucoup de vrai sur le plateau. Ce n’est pas un hasard si on parle de réalisme dans cette période historique. Puccini aimait à la fois le chanteur et l’acteur. Pour lui, l’artiste devait être complet, vrai. Dans La Bohème, il n’est fait aucune mention de mythes, de légendes, de divinités ; il y a des gens normaux, des gens qu’on peut rencontrer le jour de Noël dans les rues de Toulouse ou de Paris, mais aussi à Milan et à Florence. Après tout, nous avons peut-être tous été un peu bohèmes dans la vie. Mettre un tel naturel sur scène est difficile pour n’importe quel artiste mais surtout pour un chanteur. Un autre aspect, purement vocal, qui fait de Puccini un compositeur difficile à chanter est que Puccini veut « tout » du chanteur. Prenez par exemple le rôle de Mimì : elle doit être très douce et timide au premier acte, coquette au deuxième, désespérée au troisième, résignée et pleine de nostalgie au quatrième. Pour ce rôle, vous avez besoin de notes aiguës pleines, de notes graves également pleines, mais aussi de phrases chantées pianissimo. Il faut toute la palette des sentiments humains et les couleurs vocales qui vont avec pour pouvoir s’attaquer à ce rôle. Il en va de même pour Rodolfo : il faut une maîtrise parfaite et un contrôle irréprochable pour chanter la « petite main froide ».
Quelle relation essayez-vous d’entretenir avec les artistes que vous dirigez ?
LP : La relation que j’essaie d’entretenir avec les artistes est professionnelle, basée sur la confiance et le dialogue, deux éléments que je considère comme essentiels. J’aime partager et échanger avec ceux qui travaillent avec moi. Je crois fermement au travail d’équipe. À mon avis, le chef d’orchestre doit essayer de mettre en valeur les particularités de chaque artiste. Tout en essayant de construire une harmonie parfaite autour de chacun, il est essentiel que le chef d’orchestre garde son attention focalisée sur la volonté du compositeur et sa partition, sans jamais dénaturer la pensée originelle.
CT : Dans quels univers différents vous mettez-vous lorsque vous dirigez Verdi, Rossini, Bellini ou Puccini ?
LP : Chaque compositeur a son propre univers, sa propre histoire et sa propre époque qui le caractérisent. Il est essentiel pour un chef d’orchestre de connaître le maximum de choses sur une période historique, un compositeur, un ouvrage. Chaque fois que je regarde une nouvelle partition, j’essaie de comprendre la raison qui a poussé l’auteur à la créer, sa destination finale, le contexte historique et social dans lequel elle est née. J’aime découvrir les motivations derrière les choix de chaque compositeur. Je lis beaucoup sur ces sujets. Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi et Puccini sont traversés par le même fil conducteur. Le prochain compositeur n’aurait pas existé sans son prédécesseur. C’est tellement inspirant pour moi de voir leurs relations personnelles, leurs amitiés et leurs rivalités. Ils se « défient », se critiquent et s’estiment, même si parfois ils se volent les livrets !. Pour répondre à la question, je peux dire que je me mets humblement au service de tous. J’essaie d’être le plus fidèle possible au texte, tout en ne voulant pas renoncer à mon rôle d’interprète.
CT : Vous découvrez l’Opéra national du Capitole, riche d’une histoire prestigieuse de plus de trois siècles. Quelle est votre première impression ?
LP : Ma première impression de ce Théâtre a été celle d’un théâtre vivant, plein d’énergie et de courage. L’Orchestre est extraordinaire : l’un des meilleurs que j’ai eu la chance de diriger. L’organisation est impeccable et le souci du détail rigoureux. C’est un Théâtre où l’on se sent “chez soi”, où l’on peut expérimenter. C’est un Théâtre qui laisse place à la créativité. On ne voit pas souvent un casting composé majoritairement de jeunes. C’est une chose extraordinaire que j’ai saisie comme une belle opportunité et avec un vrai sens des responsabilités. Ce fut pour moi un honneur de débuter en France dans ce prestigieux Théâtre chargé d’histoire.
CT : Aujourd’hui quelles sont les œuvres que vous aimeriez ajouter à votre répertoire ? Pourquoi ?
LP : Je ne suis pas pressé d’ajouter des titres particuliers à mon répertoire. Dans la carrière d’un jeune chef d’orchestre, il y a l’opportunité de se familiariser lentement avec le répertoire. Je ne veux pas brûler les étapes. Ce que je souhaite, c’est pouvoir approfondir de plus en plus le répertoire que je dirige, quel qu’il soit. J’exige beaucoup de moi-même; face à un début, j’ai besoin de longues périodes d’études avant d’affronter l’orchestre et la distribution. Ce que j’espère, c’est pouvoir creuser de plus en plus dans l’univers de la musique.
CT : Si vous devez revenir un jour au Capitole, quelle œuvre aimeriez-vous que Christophe Ghristi vous propose ?
Si je devais retourner à Toulouse, j’aimerais diriger un grand opéra de Verdi ou de Puccini pour Christophe Ghristi et le Théâtre comme, par exemple : Rigoletto, Ballo in maschera, Turandot, Fanciulla del West…. Mais en tout cas, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je ne suis pas lié à un répertoire précis, je suis prêt à étudier de nouvelles œuvres, à connaître des styles que je ne connais pas encore. J’aime tout ce qui a à voir avec la musique ! J’espère revenir bientôt dans ce Théâtre. Cette Bohème s’est avérée être quelque chose de très spécial pour moi. Une belle rencontre.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
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