Nous venons de fêter les 120 ans de Jacques Prévert, scénariste, parolier et artiste français, mais avant tout poète, né le 4 février 1900 et mort le 11 avril 1977.
Jacques Prévert est le plus populaire des poètes français. En France, 440 écoles portent aujourd’hui son nom. Avec leur langage familier et leurs jeux de mots, ses poèmes, indémodables, font partie des références de la littérature française.
Il a aussi écrit de nombreux sketchs, chansons, scénarios et de dialogues pour le cinéma, qu’il fait basculer dans le réalisme poétique.
Le poème « l’Inventaire », liste caractéristique de la mouvance surréaliste, composé d’une suite d’éléments sans lien apparent, et tiré de son célèbre recueil « Paroles » (1946), est à l’origine de la fameuse expression « Inventaire à la Prévert ».
C’est une des plus belles expressions littéraires de liberté.
Parmi les nombreux hommages qui lui ont été rendus, celui programmé à Odyssud du 17 au 19 janvier, était sans doute l’un des plus fidèles et des plus originaux.
Le public était venu pour Yolande Moreau, buvant ses minauderies de gamine très délurée, dans la lignée des Deschiens ; et elle a totalement répondu à son attente, en rajoutant dans ce registre, allant même jusqu’à nous montrer son cul (bien protégé par une large culotte, je rassure les âmes sensibles), ce qui aurait bien fait rire Prévert. Elle a subjugué tout ce monde. Pas de doute c’est une diva du théâtre populaire.
Et elle excelle dans le rôle du Cancre (enfant, Prévert adorait la lecture, mais pas trop l’école, où il s’ennuyait ferme et faisait souvent l’école buissonnière):
Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec les craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.
Mais Prévert, ce n’est pas que cela, il y a chez lui de multipless personnages, du révolutionnaire surréaliste au tendre anarchiste. En passant par l’amoureux transi et le pacifiste de Barbara, avec ce cri : « quelle connerie la guerre ! » : 58 petit vers inoubliables qui font venir les larmes aux yeux.
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Prévert a toujours été très proche des enfants, car il avait gardé « l’esprit d’enfance », indispensable au poète, et l’a porté à son apogée. Et il n’a pas oublié les enfants malades :
« Qu’elle que soit l’âge de l’enfant malade
C’est toujours sa jeunesse qui souffre
C’est toujours son enfance qui crie
Et de loin porte plainte contre la maladie
Mais c’est toujours dans l’accalmie
Cette jeunesse cette enfance
Qui oublie tout danse et sourit
De connivence avec la vie »
(extrait d’un poème intitulé « Hôpital – Silence », écrit en juin 1958 pour le Docteur Jean Pallies du Sanatorium de Vence pour jeunes tuberculeuses).
Il se serait violemment élevé contre ceux qui voudraient remettre la prison à 12 ans « pour enrayer la délinquance juvénile », nous faire retourner au temps, pas si lointain, des bagnes d’enfants. En 1934, alors en vacances à Belle-Ile, il fut témoin de la « Chasse à l’enfant » qu’il a fait revivre dans ce texte si fort :
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau.
Véritable « gamin de Paris », il avait aussi un amour inconditionnel pour la ville de son enfance, et de sa mixité sociale -que l’on retrouve aussi à Marseille ou à Fréjus, il éprouvait de l’empathie pour ces Etranges Etrangers.
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays lointains
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manoeuvres désoeuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres…
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez.
La poésie des textes de Prévert a incité des musiciens, notamment son ami Joseph Kosma, à les mettre en musique. Les plus grands chanteurs, comme Juliette Gréco, les Frères Jacques, ouYves Montand, ont interprété ses chansons. Deux de ses titres, « Les feuilles mortes » et « Rappelle-toi, Barbara » font partie des « tubes »immortels de la chanson française. Les enfants aussi adorent chanter l’histoire du bonhomme de neige qui, pour se réchauffer, s’assoit sur le poêle rouge, ou encore, celle desescargots qui arrivent trop tard à l’enterrement d’une feuille morte…
Dans la version proposée à Odyssud, le spectacle repose en grande partie sur Christian Olivier, chanteur, auteur-compositeur du groupe des Têtes Raides, qui tient remarquablement la scène. Magnifiquement secondé à la guitare par Serge Begout, à l’accordéon, cuivres, percussions par Scott Taylor et par Pierre Payan aux claviers, cuivres, scie musicale.
Espérons qu’un large public l’aura découvert à cette occasion.
En 1971, Jacques Prévert s’est retiré dans sa maison d’Omonville-la-Petite, dans la Manche, une demeure de granit entourée de verdure, où il est mort le 11 avril 1977, à l’âge de 77 ans. Mais l’esprit du poète continue de flotter dans ses vers et chez les nombreux artistes qui les font vivre, comme ceux de cette création : le public ne s’y est pas trompé, faisant salle comble aux 3 représentations à Odyssud et une « standing ovation », comme disent les Anglais.
Avec le Groupe Octobre, une troupe de comédiens amateurs menés par Jacques Prévert, de 1932 à 1936, il entremêlait l’histoire politique et sociale et utilisait le théâtre comme outil d’information et d’émancipation des exclus de la société, en jouant à la sortie des usines, dans les kermesses, sur les piquets de grève. Dans un monde de plus en plus « menacé de tant de muselières »comme disait Ferré, (malgré le grand foutoir des réseaux sociaux avec sa liberté absolue de parole, mais aussi ses excès et des détournements), il serait bon que plus de compagnies institutionnelles, et pas seulement sans feu ni lieu, reprennent ce flambeau.
N’hésitez pas à rentrer dans la « maison » de Jacques Prévert, vous ne serez jamais déçu, que vous soyez une femme ou un homme ; ou un enfant: nul n’y est interdit de séjour.
Dans ma maison vous viendrez D’ailleurs ce n’est pas ma maison Je ne sais pas à qui elle est Je suis entré comme ça un jour Il n’y avait personne Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc Je suis resté longtemps dans cette maison Personne n’est venu Mais tous les jours et tous les jours Je vous ai attendue…
Dans ma maison tu viendras Je pense à autre chose mais je ne pense qu’à ça Et quand tu seras entrée dans ma maison Tu enlèveras tous tes vêtements Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi Voilà Dans ma maison qui n’est pas ma maison tu viendras.
Chez Prévert, c’est toujours le printemps ; même au creux de l’hiver.
Auteur photo signature Jacques Prévert : Niccolò Caranti