Les Misérables de Ladj Ly (2019)
Victor Hugo écrivait dans son roman Les Misérables, « La joie est le reflux de la terreur. » Et quelle joie ce dimanche, jour de victoire nationale ! Une joie qui n’a d’égale que l’abandon, le vide et l’épreuve du quotidien. Une union comme un vernis qui ne dure qu’un temps, qu’il faut savourer jusqu’au retour des passions. Pas celle du football, non. Celles qui brûlent dans les cœurs, et qui font de cette infime parcelle de liberté une flamme qu’on arrache au souffle de la terreur.
Monfermeil, 1823. Jean Valjean y croise la petite Cosette et tente par la suite de l’arracher aux griffes des Thénardier. Plus de deux siècles ont passé, et l’abîme n’a pas perdu d’éclat malgré la grisaille du béton. Et même si la Cosette de ce nouveau Montfermeil a gardé ses parents par chance d’un regroupement familial, elle n’en demeure pas moins orpheline d’un État. Elle a échangé son teint livide de porcelaine contre celui de l’ébène, la couleur de ses racines. Dans la cité où elle vit, l’espoir d’une vie meilleure ne dépasse pas l’angle de la tour voisine, qui s’élève si haut que les zones d’ombre ne manquent jamais.
Montfermeil, 2019. Entrée en scène d’un nouveau policier, non aguerri aux codes, aux langages que la Brigade Anti-Criminalité impose aux habitants de la cité des Bosquets. Nulle trace d’homme politique. Le seul qui porte le titre d’un élu, le Maire, n’est autre qu’un ancien de la cité, un chef de quartier pris entre deux feux, deux législations : la loi de l’État et la loi du quartier. Deux lois qui justifient les deux étoiles du maillot qu’il arbore fièrement. Ses deux étoiles de shérif ne sont rien d’autre que deux titres mondiaux en football mais qu’importe, elles suffisent à lui conférer une certaine autorité du fait de la rareté de son maillot.
La République a déserté la cité. Ne reste que sa police qui cherche, elle aussi, à se faire discrète. La voiture est banalisée, le gyrophare à peine visible, et les collègues de Pento, le nouveau, lui demandent de ranger son brassard. Pento, est notre œil. Il débarque dans cette zone de non-droit, dans cette France abandonnée à elle-même, et n’a d’autre choix que de se plier aux règles. Derniers remparts de l’État, les trois policiers usent de l’excès pour éviter le pire. S’ils ne tiennent pas leur place, s’ils échouent dans leur mission, ils sauteront. Faire régner la terreur pour dresser des murs et colmater les fissures. Mais ils ne sont que des pions et conscients d’en être. La politique, aux abonnés absents, ne cherche plus à cultiver(1) cette terre. Et même la religion peine à prendre le relais. Dieu n’est plus le témoin privilégié qui voit tout, le drone a pris sa place.
Un larcin menace ce fragile équilibre. Comme il faut montrer que l’on est souverain sur son territoire, la réponse est disproportionnée. Quand il n’y a plus de dialogue possible, il reste la menace, dernier stade avant la guerre. La victime fait aboyer la terreur, signe des temps où la parole ne pèse plus rien, où elle n’est que vapeur d’essence qui flotte au-dessus du feu.
Dans ce climat incendiaire, la tension pousse à la faute, au débordement, à la perte de contrôle. La surenchère de la violence contraint les jeunes à troquer leurs pistolets à eau contre des feux d’artifice. Ils font éclater, en plein jour, les lumières de la rébellion historique, et célèbrent les premiers émeutiers, ceux de la prise de la Bastille, instigateurs de la République à venir. Des symboles comme des armes pour reconquérir leur dignité. Mais à quel prix.
(1) Le film se clôt sur cette citation tirée des Misérables (1862) de Victor Hugo, une parole de Monsieur Madeleine alias Jean Valjean : « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. »
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire