Un livre est fait pour être lu, il peut distraire ou pas, instruire ou pas, être oublié ou remémoré, relu ou pas. Comme l’écrivait déjà au IIIᵉsiècle Terentianus Maurus, grammairien et poète latin, « Les livres ont les destinées que leur fait, d’après ses idées et ses goûts, celui qui les lit ».
J’ai toujours aimé les livres, depuis que j’ai su lire, vers mes 5-6 ans, où je me réfugiais dans leurs pages, pour exorciser ma solitude et assouvir mon besoin d’imaginaire, ma soif d’apprendre, ils ont été mes premiers compagnons. J’en étais boulimique: mon grand plaisir commençait par leur choix, dans la bibliothèque familiale, puis dans les Bibliothèques publiques, il continuait dans mon sommeil où j’en rêvais; mais longtemps après aussi dans mes pensées.
Et 70 ans plus tard, cette passion perdure, comme ce plaisir unique, alors que j’ai à ma disposition un ordinateur, une tablette, un smartphone, où l’on met à ma disposition des centaines de livres (dont la plupart m’indiffèrent, purs produits de commerce; même si parfois j’y trouve des perles). Mon addiction c’est la lecture et quand je suis en manque, il me faut aller vite à la rencontre d’autres livres; quitte à en engranger plusieurs d’avance, commencer certains, les abandonner puis les reprendre s’ils m’ont accroché.
Mais j’avais toujours pensé que c’était moi qui choisissais ces livres, en dehors des modes et des incitations familiales ou amicales (et des oukazes de la publicité). J’en étais fier. Et puis j’ai découvert que certains de ces livres m’ont choisi, surtout ceux qui ont fait date dans ma vie de lecteur, que j’ai lu d’une traite sans pouvoir m’arrêter, que je ne peux me résoudre à donner ou échanger, comme me le demande régulièrement mon épouse, « pour faire de la place, parce qu’on ne peut pas tout garder et qu’ils attirent la poussière ; et que mes enfants n’auront pas à faire le tri ». Des livres qui ont résonné et résonnent encore profondément dans ma mémoire ou mon inconscient littéraire, dans mon cœur.
Ce sont des livres que j’aurais aimé adapter sur une scène de théâtre, en dirigeant des acteurs d’exception comme Michel Bouquet, Jean-Claude Drouot ou le regretté Philippe Noiret. Si j’avais eu la notoriété ou les subventions suffisantes…
Par exemple, Le Pape des escargots, d’Henri Vincenot, qui m’est tombé sous la main en 1973, à Avignon, oublié ou abandonné sur une table de la Civette Place de l’Horloge, avant un concert de Léo Ferré que j’organisais au Théâtre du Chêne noir: dans les Hauts de Bourgogne circule un personnage étrange, surnommé La Gazette. On le dit fils de curé et de prostituée, sorcier, rebouteux et « trouveur d’eau ». Lui prétend être « un grand Initié et le pape des escargots ». La Gazette va être mêlé incidemment au destin de Gilbert, un jeune paysan qui se révèle exceptionnellement doué pour la sculpture. Ensemble et à l’écart du monde moderne, le jeune homme et le vieil homme vont vivre les aventures singulières réservées aux inspirés et aux poètes. Mais un jour, Gilbert est « découvert »par ces aigrefins de la ville dont le métier est de vivre du talent des autres. Il part pour Paris… Saura-t-il échapper aux sortilèges de la capitale, retrouvera-t-il son ami La Gazette qui le considère comme son fils spirituel? Dans cette histoire truculente, contée admirablement par Henri Vincenot, la Bourgogne et ses monuments spirituels reçoivent un éclairage nouveau qui nous les montre à la fois dans leur grandeur mythique et dans leur beauté populaire et quotidienne.
Ou Le collier rouge de Jean-Christophe Rufin qui m’a attiré irrésistiblement à la « librairie » de la Gare Matabiau de Toulouse, à l’automne 2013, alors que je partais en Ariège préparer la création du Tombeau des Poètes de la Grande Guerre d’après Roland Dorgelès (qui m’a « trouvé » lui aussi à la Bibliothèque du Musée Paul-Dupuy). Ce livre, dont Jean Becker a réalisé une bonne adaptation cinématographique avec François Cluzet, Nicolas Duvauchelle et Sophie Verbeeck,« c’est un petit hommage à ces chiens qui ont suivi leurs maîtres, il y en avait des centaines de milliers, dans les tranchées et dont certains ont eu un rôle héroïque. Ils posent le problème de la part animale, le combattant est un animal, et c’est cela qu’on lui demande, d’être une bête, d’être d’une cruauté terrible à l’égard de ses ennemis. C’est tout le sujet du livre. » Mais ce qui va différencier l’animal de l’être humain, c’est la fidélité selon l’écrivain… C’est toute l’histoire de ces guerres, la seule victoire, c’est aujourd’hui, un siècle après, quand on a pu dépasser ça et faire alliance avec ses ennemis. On a dépassé notre part animale », analyse Jean-Christophe Rufin. Pour l’auteur, ce n’est pas un roman antimilitariste, mais « une invitation à dépasser le stade de l’hostilité, de l’affrontement et à aller vers quelque chose de l’ordre de la construction et de la fraternité. C’est un roman humaniste. »
Ces deux livres m’ont fait penser (je ne sais pas pourquoi) à Giono, en particulier à L’homme qui plantait des arbres, Giono le pacifiste (son emprisonnement pour « désertion » par certains militaires bornés et son inscription sur la « liste noire » du Comité national des Ecrivains, Aragon en tête, ne sont pas à l’honneur de ceux-ci), Giono, découvert au début de l’adolescence durant des vacances solitaires en Provence dans le Luberon, reste l’un de mes écrivains de chevet pour son savoureux Chant du monde et sa belle prose poétique, « trouvé » dans la bibliothèque d’un grand oncle.
Autre exemple, « Le choix de Sophie »de William Styron, offert par la femme de ma vie, que j’ai dévoré dans le trajet du train de Toulouse à Paris pour partir en voyages de noces avec elle (à l’époque où il fallait près de 6 heures). Vous allez sans doute penser, vu le sujet, que « je suis un peu fada » et « quel drôle de cadeau », mais ce roman est irrigué d’une telle humanité et porté par une écriture remarquable. Et j’ai toujours pensé que c’était dans les moments de bonheur qu’il fallait penser au pire, au malheur, pour relativiser justement et mieux apprécier ce bonheur.
A Brooklyn, en 1947, Stingo, jeune écrivain venu du Sud, rencontre Sophie, jeune catholique polonaise rescapée des camps de la mort. A la relation de la rencontre du jeune homme avec l’amour se superpose la narration du martyre de Sophie, l’évocation de l’univers concentrationnaire et de l’holocauste nazis. Les deux veines, autobiographique et historique, irriguent en profondeur ce roman et fusionnent en une émouvante parabole sur l’omniprésence du Mal, symbolisé par l’horreur nazie, mais aussi par l’esclavage et le racisme brutal ou larvé de la société américaine, l’intolérance à tous les degrés, la férocité de la lutte de l’homme pour la vie ou la survie la plus élémentaire. « Je cherche la région cruciale de l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité », écrit alors Styron« .
L’adaptation au cinéma par Alan J. Pakula en 1982, avec Meryl Streep dans un de ses plus grands rôles, m’a bouleversé également. Elle a valu à l’auteur de nouvelles critiques, après celles d’avoir décrit les tourments d’un esclave noir d’avant la Guerre de sécession en hommage à ses camarades de combat afro-américains pendant la 2e Guerre mondiale, certains l’accusant d’avoir fait de l’extermination des juifs un succès commercial…
Ou encore « Le Neveu du Négus », d’André Camilleri qui vient de disparaître en laissant un grand vide dans l’Italie des « populistes » (pour ne pas dire autre chose) qui ont pour unique programme de stigmatiser les pauvres, les migrants et les intellectuels. Avec une jubilation féroce, Camilleri démonte et ridiculise la machine à abrutir de la dictature, mussolinienne en l’occurrence (qui fait encore rêver certains malades mentaux). Histoire qu’elle ne reprenne pas du service…
La cousine italienne qui m’a conseillé de le lire, parfaitement bilingue et qui a enseigné le français et l’italien en Ethiopie justement, m’a fait goûter tout le sel de cette grosse farce inspirée d’un fait réel. L’humour reste un art majeur et l’une des meilleures armes de dénonciation, loin des donneurs de leçons qui finissent par lasser même les meilleures volontés.
Enfin, j’ai trouvé dans une boîte à livres, vous savez ces sympathiques petites maisonnettes de poupées en bois, souvent placées dans les jardins publics ou au coin d’une rue, non pour les oiseaux mais pour les flâneurs, un délicieux roman historique. Situé à l’époque passionnante de la Croisade contre les Albigeois (pas pour les atrocités commises au nom du Pape et du Roi, mais pour le foisonnement artistique du XIIe siècle dans notre belle Occitanie), il m’a emporté dans une folle chevauchée historique, poétique, amoureuse. Ce sont les aventures du chevalier-troubadour Guilhem d’Ussel, inventé par Jean d’Aillon, de Marseille à Béziers en passant par Rome, Montségur ou Rouen, de 1187 à 1209, au temps de Philippe Auguste: même s’il est malheureux en amour, on ne s’en lasse pas; et je les ai tous dévorés avant de les offrir à mon second fils féru de récit chevaleresques.
https://autourdejeandaillon.blogspot.com/p/guilhem-dussel.html
Et le dernier en date, toujours un roman historique, de Francis Pornon, glissé dans mon sac avec un petit bisou, par une gente Dame qui « ne me voulait que du bien malgré mes 60 ans au compteur »; ce sont les aventures amoureuses d’une noble Dame, Azalaïs de Burlatz, qui a vécu au milieu de féroces seigneurs de guerre, jamais fiables (comme la majorité des hommes -ou femmes politiques- d’aujourd’hui). Indépendante malgré ses charges – fille du comte Raimon V de Toulouse et épouse du vicomte de Carcassonne Rogier II –, elle fut la protectrice des poètes-chanteurs (troubadours) et vécut des aventures romantiques et sensuelles, notamment avec le roi d’Aragon Alfonso II. Elle-même s’initia au Trobar (l’art de trouver, d’écrire de chansons) et mérite le titre de Trobairitz.
La Dame de Toulouse, Azalaïs de Burlatz, TDO Editions, 2017.
Du coup, je me suis offert le suivant qui conte la vie amoureuse encore, avec tous les degrés de l’Amour courtois (au nombre de 5, du simple regard et du baiser du bout des doigts jusqu’à la pénétration et au coïtus reservatus), d’un troubadour qui a vraiment existé et nous a laissé de si belles cansos d’amour (39), Raimon de Miraval, à un époque apocalyptique pour les poètes, celle de la Croisade contre les Albigeois qui ravagea notre beau Pays de Cocagne.
Bien me plaît le beau temps d’été
et des oiseaux me plaît le chant ;
me plaisent les feuilles et les vergers,
et les prés verts me sont agréables ;
Et vous, Madame, vous me plaisez cent fois autant
et il me plaît de faire ce que vous voulez.
Mais vous, il ne vous plaît pas de m’accorder quoi que ce soit,
ce qui vous plaît, c’est que je meure de désir.
Traduction en français d’après René Nelli
Francis Pornon Les Dames et les aventures du troubadour Raimon de Miraval TDO Editions, 2017.
J’attends les suivants avec impatience.
Les raisons pour lesquelles on s’attache à un livre sont multiples, certaines déchiffrables et rationnelles, d’autres obscures et profondes. Mais j’en suis persuadé, ces livres m’ont choisi (ou ont choisi quelqu’un pour me les offrir); et ce n’est pas un hasard. Comme disait Paul Eluard « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »
En ces temps de « paix », n’oublions jamais que certains ont brûlé et brûlent encore les livres. C’est le cas en Pologne où des intégristes font jeter au feu Harry Potter par de jeunes enfants, ou en Turquie où l’autocrate au pouvoir fait détruire des milliers de livres des bibliothèques publiques…
Comme l’a écrit Henrich Heine: « ceux qui brûlent les livres finissent toujours par brûler des hommes ».
Alors, vous aussi, laissez-vous choisir par « vos » livres, ils vous feront de l’œil, comme à moi, dans les rayons immenses à notre disposition ; ou au travers de cadeaux que l’on vous fait (offrir un livre, c’est un cadeau d’une grande valeur si l’on y réfléchit bien). Vous ne le regretterez pas.
PS1. Précisons que ces livres sont disponibles, parmi des milliers d’autres, dans des éditions de poche, donc accessibles à tout le monde pour quelques dizaines d’euros; ou bien sûr dans les bonnes bibliothèques.
PS2. Bien évidemment, il en est des livres comme pour tout: des goûts et des couleurs… Tout cela est purement subjectif; et n’a pas de prix.
30-IX-2019
Merci à Alfons Morales / photo