Concept série Inspiration(s)
Saison 1 (composée de 5 épisodes) : la cuisine !!!
On inspire, on expire dans un mouvement non conscient, non maitrisé … Et si l’on se penchait justement sur ce qui semble à priori naturel ?
L’inspiration est une circulation : c’est l’oxygène qui rentre à l’intérieur, nourrit le mouvement, puis s’expire, à l’extérieur, sous une autre forme.
Nous sommes faits des liens qui nous entourent.
La série Inspirations explore les temps de respiration entre différents domaines d’expression – musique, théâtre, cuisine, sport, … – les seuils, les passages, les bordures, les lignes qui les relient.
La série Inspirations pose une question : ne rentre-t-on pas plus en relation avec un créateur en lui demandant de se déplacer, de dire son goût pour autre chose que ce sur quoi on l’attend ?
La première saison de la série Inspirations explore cette question au prisme de l’expression culinaire. Le premier article est consacré à Michel Sarran et son goût pour les toiles du peintre Philippe Pasqua.
Entre les deux – de l’un à l’autre -, il y a Constance.
Ses yeux ronds, ses traits d’enfance. La courbe de ses joues, le rouge de ses lèvres, débordant d’enfance, de chaleur … La douceur du prénom.
Et cette couleur bleu qui voile son visage, celle du rêve, celle de nulle part, celle du ciel, de la mer – ses profondeurs, son silence, sa fraicheur. Celle de la sérénité aussi … couleur de l’eau qui désaltère, et nous allège. L’infini. La légèreté. Le voyage.
Constance est ailleurs, elle regarde ailleurs, pensive, rêveuse. Ses traits sont chargés, presque flous, en bataille, à peine éveillés.
« Cette Constance, c’est la personne qui irradie ma pièce à vivre, elle amène sa présence forte. » (Michel Sarran)
Constance détonne dans l’univers du peintre Philippe Pasqua. Ses toiles nous placent à la bordure, dans la marge, au contact des traits, des formes, du regard d’un trisomique, d’une prostituée, d’un aveugle, d’un transsexuel, d’un handicapé … Au creux des déchirures, des failles. Chaque toile tire sur la tension entre ce qui peut être montré, ce qui est toléré, et ce qui est socialement refoulé, occulté.
Et si l’on changeait les couleurs de Constance ? … si l’on changeait les couleurs, le visage pourrait bien être celui d’une enfant. Fraiche. Pleine d’envies. Alors peut-être est-ce une toute autre bordure que le peintre aborde avec Constance : celle qui sépare l’enfant de l’adulte, celle du seuil de l’enfance, de l’innocence.
Constance est installée depuis 15 ans dans la maison du chef cuisiner Michel Sarran, dans sa pièce à vivre. 2 mètres de haut par 1,65 de large : elle impose sa présence, son caractère, dans un espace intérieur clair et épuré. « Le visage de Constance est tellement présent dans ma salle à vivre. Il fait partie de mon univers. » (Michel Sarran)
Curieuse attraction quand on connait la cuisine de Michel Sarran qui respire la gaieté, la joie et la puissance de vivre, quand on sait la diversité des textures et des saveurs qui se rejoignent en un sentiment d’harmonie et d’équilibre, quand on sait la géométrie, la mesure et la réduction des traits à l’essentiel, à l’épure, et la place laissée aux silences, aux distances …. quand on sait aussi l’apaisement – l’apesanteur même – tout autant que la puissance de vie que sa cuisine suscite et qui en motivent les formes …
« Quelque chose m’a fasciné dans l’approche de Philipe Pasqua, quelque chose de très fort. Le premier sentiment peut être celui d’une répulsion, car c’est un univers un peu glauque, en tout cas violent. Pasqua a peint des trisomiques, des animaux, des prostituées. » (Michel Sarran). Les gourmets habitués du Restaurant Michel Sarran connaissent bien les toiles de Robert Combas qui ornent certains de ses murs. « La peinture de Pasqua est trop radicale pour être placée dans un restaurant ». (Michel Sarran)
ATTACHEMENT
Constance a pris place dans un espace intime : la maison. « C’est une vraie présence que je vois, glaciale, et pourtant il y a de la chaleur. Quelque chose dans le visage de Constance est très enfantin, en même temps sa bouche est très marquée. Pasqua a traumatisé Constance par son jeu de couleurs tirant sur le bleu : on dirait qu’elle porte les stigmates d’une femme battue. En même temps, c’est plein de poésie et ça rentre dans ta vie. » (Michel Sarran)
Les objets nous marquent de leur présence. On s’y attache. « Quand j’ai changé d’appartement, une des premières chose a été de rapatrier le tableau chez moi. » On se déplace avec les objets qui font partie de notre vie, sont devenus une part de nous mêmes. On reconstruit un territoire – des tableaux, des livres, des musiques, des objets auxquels nous nous sommes attachés, deviennent une part de notre identité, notre intimité. L’objet s’installe dans un intérieur, une intériorité.
UNIVERS
Plaisir de recevoir l’expression esthétique d’un autre, changer de place, occuper un temps celle du spectateur, pas du créateur. « Etre spectateur, se laisser bercer par l’expression des autres : pour moi, les tableaux de Pasqua, c’est ça. J’essaie de deviner, de comprendre son univers » … Un temps de respiration.
Y’aurait-il des circulations entre les deux univers, la cuisine et la peinture ? des toiles qui inspirent le cuisinier ? « L’univers de Pasqua est différent du mien. Ce n’est pas lui qui va me donner des envies particulières. Ma création est un autre procès, motivé par la vie individuelle, les rencontres. Quand j’écoute une musique, ça ne déclenche pas la création. Quand je créé un plat, je fais appel à des goûts, des textures, des matières. Je n’aime pas faire la comparaison des deux univers. Ça reste dans le domaine de l’émotionnel, du ressenti, et un plaisir simple. »
La cuisine est un rapport charnel à la matière, une attention aux nuances des textures. Pasqua lui aussi explore la matière, celle de la chair, sa vulnérabilité autant que sa consistance. La matière qu’il dépose sur la toile est faite de couleurs. Celle que Michel Sarran dépose dans l’assiette est faite des fruits de la Terre : épices, légumes, aromates, viande, herbes, poissons … Les deux univers se rejoignent dans leurs jeux de gestes, de gammes de couleurs, de textures, de surfaces, d’agencements de traits.
Les traits de Constance s’installent sur la toile, s’inscrivent dans ce qui dure, se présentent d’une manière identique d’une personne à l’autre, d’un jour à l’autre. Seul le regard porté sur la toile varie. « On n’a pas forcément une perception linéaire de la même oeuvre. Hier je l’ai trouvée gaie, Constance … Bleue … mais gaie. »
Sur la toile le peintre peut modifier à l’infini la matière, les couleurs, rajouter des traits, faire évoluer les couleurs, les formes. Dans l’assiette les touches, les traits, les textures du cuisiner s’installent le temps d’une rencontre, s’inscrivent dans le souvenir de celui qui déguste. Leur matérialité disparait. Pas leur résonance. Et la matière elle-même, en plus du regard portée sur elle, change tout le temps. « En peinture une vraie histoire se construit entre le peintre et l’oeuvre. Alors que moi je fais un plat et je dois le reproduire une centaine de fois qui ne seront jamais identiques. »
RESPIRE
Cuisine. Peinture … Les voies créatives empruntées dans ces deux univers diffèrent, mais, si l’on ne peut parler de déclencheur dans le sens d’un impact créatif immédiat et conscient, les influences les plus puissantes, celles qui s’installent, nous marquent profondément, ne sont-elles pas aussi les plus impalpables, celles qui ne sont pas immédiatement sensibles ?
L’objet qui s’installe dans un espace personnel, une intériorité, provoque une autre forme de rencontre, une rencontre qui se déploie dans le temps : sa présence alors ouvre la possibilité d’une modification.
On ne se rend pas compte qu’on respire, qu’on inspire puis expire l’air qui circule dans nos cellules : l’inspiration n’est pas consciente.
Et au final le gout de Michel Sarran pour la peinture de Philippe Pasqua n’est pas si surprenant que ça : un cuisinier curieux de la différence, de l’autre, d’un monde complexe fait de contrastes.
photo © Anne-Emmanuelle Thion