Entretien avec Amaury Cornut, conseiller artistique de la saison Moondog, qui se poursuit à Toulouse jusqu’à l’été. Le biographe de Moondog retrace le parcours de ce musicien inclassable qui a traversé le XXe siècle, il évoque les multiples facettes du compositeur américain dont on commémore en 2019 le vingtième anniversaire de la disparition.
Les années d’apprentissage.
«La mère de Moondog était professeur d’orgue, son père était fasciné par le ragtime et les marches militaires, la musique était donc très présente dans son enfance et il s’y est toujours intéressé. Il a très vite joué des percussions car il était fasciné par le rythme dès son plus jeune âge: durant son enfance, il s’est fait offrir une batterie en carton et il a rencontré un chef indien qui l’a initié aux rythmes. Devenu aveugle à l’âge de seize ans, il a pu aisément accéder aux écoles de musique, dans des classes pour aveugles. La musique lui a, selon ses propres termes, “sauvé la vie”, et il s’y est vraiment plongé corps et âme. Il a suivi des études, mais il a aussi été très autodidacte, notamment sur tout ce qui est lié au contrepoint, une technique de composition très ancienne qui était oubliée et qui était remise en cause par la musique moderne. Il s’est très vite opposé à la musique moderne, à l’avant-garde, au sérialisme, au dodécaphonisme, aux musiques savantes du XXe siècle. Il rejetait ça en bloc et considérait que ce n’était pas de la musique, il était d’ailleurs en conflit avec ses professeurs de conservatoire à ce sujet. Il a obtenu des bourses pour étudier, mais sa plus grande école aura finalement été le Philharmonique de New York, où il a côtoyé pendant trois ans les musiciens qui ont été bienveillants avec lui en lui apprenant à se familiariser avec les instruments. Il y a aussi la fameuse école de la rue, avec les jazzmen qu’il a croisés quand il jouait des percussions sur les trottoirs de New York et avec lesquels il a développé une autre forme d’apprentissage.»
Le poète.
«Avant même d’écrire de la musique, Moondog (photo) a écrit énormément de poésie. Dès son arrivée à New York, dans les années 1940, il écrivait des poèmes qu’il photocopiait pour les vendre dans la rue. Son style est très particulier, empreint d’humour, parfois assez tranchant, parfois aussi politique et écologique. Il écrivait souvent des distiques, c’est-à-dire des poèmes courts de deux vers.»
Spiritualités.
«Moondog a grandi aux États-Unis dans une famille chrétienne, au début du XXe siècle. Il a perdu la foi quand il a perdu la vue, car il pensait que si Dieu était bienveillant cela ne serait pas arrivé, et s’il était tout-puissant il lui aurait redonné la vue. Je pense qu’il n’aimait pas le principe du Dieu unique. Il s’intéressait à des formes de spiritualités polythéistes, comme celle des Amérindiens. Quand il était enfant, son père l’emmenait avec lui quand il évangélisait des réserves indiennes et il a rencontré les cultures amérindiennes qui l’ont fasciné. On peut faire un parallèle avec les cultures nordiques polythéistes qui nourrissaient également son imaginaire et sa créativité. Il a lu l’Edda poétique au moment où il a opéré sa transformation en viking. Son véritable nom étant Louis Thomas Hardin, il s’est alors imaginé des racines scandinaves. Il voulait également en finir avec les comparaisons dont il faisait l’objet dans la presse en raison de l’allure christique qu’il avait adoptée lors de son arrivée à New York, dans les années quarante, avec de longs cheveux bruns, une barbe et une robe de bure. Moondog a composé des petits canons sans instrumentarium, c’est-à-dire en instrumentation libre. Ce sont des pièces d’inspiration nordique, dédiées aux dieux Thor, Odin, Buri, Bor… Elles sont inédites. L’une d’elles seulement a déjà fait l’objet d’une édition du vivant de Moondog, mais sur une cassette éditée en 1981 en Suède, donc aujourd’hui introuvable.»
Un siècle de musique.
«Une biographie m’a été commandée à la suite de la création de mon site en ligne consacré à Moondog. J’ai donc contacté des musiciens et des proches de Moondog pour approfondir mes connaissances et les faire partager. Lors de la publication de ma biographie, j’ai décidé de travailler sur une conférence pour accompagner la sortie du livre en 2014. Le principe de base de cette conférence est de considérer Moondog comme un “inconnu légendaire”, à savoir qu’on connaît vaguement ses musiques les plus connues ou, sans le connaître, on a en tête certaines mélodies sans savoir qu’il en est le compositeur. Je ne suis pas musicologue, je suis juste passionné de musique et, alors qu’à l’origine je me situais dans le milieu de la pop, j’ai découvert énormément de musiques différentes à travers le prisme de Moondog : musique ancienne, contemporaine, moderne et avant-gardiste, free-jazz, etc. Moondog est une passerelle pour découvrir toutes ces musiques. Dans cette conférence, je raconte sa vie, de sa naissance en 1916 jusqu’à sa disparition en 1999, donc un siècle. On peut donc raconter l’histoire de ce siècle en évoquant la musique classique américaine (Bernstein, Rodzinski), la musique minimaliste (Steve Reich, Philip Glass), le jazz (Charlie Parker, Charlie Mingus), la pop (Bob Dylan, Janis Joplin), l’électro (Andy Toma), etc. À partir de cette conférence, je propose plusieurs déclinaisons à Toulouse. Notamment à la médiathèque José-Cabanis, avec ma collection de disques originaux de Moondog pour raconter l’histoire des supports audio : du 78 tours – le premier disque de Moondog – jusqu’au mp3, en passant par le 45 tours, la cassette, etc. Au Théâtre Garonne, je donne une conférence sur les musiques minimalistes avec le pianiste Melaine Dalibert. Moondog rappelait qu’il n’était pas l’inventeur de la musique répétitive, qui existait dans les canons de la musique ancienne ou les pulsations de la musique tribale amérindienne. Nous partons dans cette conférence des premiers sons de flûte et des premiers tambours pour arriver jusqu’à la techno, en passant par le chant grégorien, la musique baroque, Ravel, les minimalistes américains, le Velvet Underground, etc. Dans la même soirée, l’Ensemble Minisym que j’ai fondé donne au Théâtre Garonne un concert qui dessine un panorama de la musique de Moondog, avec des pièces très connues et d’autres qui n’avaient jamais été gravées avant notre enregistrement.»
Histoires de partitions.
«La particularité des partitions de Moondog est qu’elles n’ont pas fait l’objet d’édition de son vivant, et ce n’est toujours pas le cas – même si j’y travaille, c’est un processus assez long. Un musicien ne peut donc pas entrer dans une bibliothèque musicale en espérant y trouver une pièce de Moondog. Sur un millier d’œuvres répertoriées, je possède à l’heure actuelle à peu près 200 partitions, transposées du braille par Moondog lui-même ou par ses proches, que j’ai numérisées pour les rendre accessibles, notamment aux conservatoires ou aux musiciens, tels l’Ensemble 0, l’Ensemble Dedalus, l’Ensemble Minisym ou Triple Sun et Katia Labèque – tous programmés dans la Saison Moondog à Toulouse. Je travaille aussi avec Wolfgang Gnida, un professeur de musique à la retraite qui vit en Allemagne, près du lieu où est mort Moondog. Il possède énormément de partitions et a appris le braille pour les retranscrire lui-même !»
Moondog et l’orchestre symphonique.
«Moondog s’est installé à New York en 1943, où il va vivre une vie de bohème durant 25 ans. Il va très vite assister aux répétitions du Philharmonique de New York, dirigé à l’époque par Artur Rodzinski. Ce dernier se prend d’affection pour Moondog qui s’est présenté à lui comme apprenti compositeur. Il le prend sous son aile, le nourrit et le loge, allant jusqu’à payer un spécialiste pour savoir s’il pourrait retrouver la vue. Leonard Bernstein est alors l’assistant de Rodzinski, et il lui apprend à diriger un orchestre durant ces trois années passées au Carnegie Hall. En 1969, est sorti chez la major Columbia l’album « Moondog », enregistré avec l’Orchestre philharmonique de New York, dirigé à l’époque par Bernstein. C’est l’album culte qui a bouleversé la vie de Moondog, dans lequel on trouve « Bird’s Lament », son morceau le plus connu, ou encore « Stamping Ground », utilisé dans la bande originale du film « The Big Lebowski », et aussi « Witch of Endor », commande de la chorégraphe Martha Graham. Quant au « Theme » qui ouvre le disque, il a été utilisé récemment dans une publicité pour Decathlon, etc. Les morceaux de cet album seront interprétés par l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, et ce concert fera l’objet d’un enregistrement. J’ai ajouté deux pièces au programme de ce concert. La première est « Surf Session », morceau enregistré dans les années cinquante et composé pour cordes et percussions, dans lequel on entend aussi le bruit des vagues. La version pour orchestre symphonique qui sera jouée à Toulouse est celle qui a été réorchestrée par Moondog, en 1989, lorsqu’il est retourné aux États-Unis pour jouer sa musique orchestrale à New York. Cette version sera donnée pour la première fois en Europe à cette occasion. L’ONCT jouera également la Troisième symphonie. Moondog a composé 81 symphonies, les trois premières ont été écrites entre Salzbourg et Vienne, en six semaines, sur les terres de Mozart qui avait composé ses trois dernières pages symphoniques en autant de temps. Elle a déjà été jouée à Salzbourg, mais elle n’a jamais été enregistrée.»
La trimba, de New York jusqu’en Suède.
«Dans les années quarante, Moondog a inventé plusieurs instruments de percussions pour obtenir des sonorités inédites, car il voulait écrire une œuvre unique. La trimba (photo) est l’instrument phare de sa musique. C’est la percussion qu’il jouait pendant des heures dans les rues de New York et qu’il joue dans l’enregistrement du Philharmonique. En 1981, Stefan Lakatos a invité Moondog en Suède, où Moondog lui a enseigné l’art de la trimba. Depuis, il a d’ailleurs exploré de nouvelles manières de jouer cet instrument et se produira à Toulouse avec le pianiste Dominique Ponty.»
« Elpmas » en vinyle.
«L’album « Elpmas » a fait l’objet d’un nouvel enregistrement paru en librairie en novembre : c’est un livre-disque comprenant deux vinyles 25 centimètres (format 10 pouces) et un livre d’art conçu autour de cet album. Moondog a enregistré « Elpmas » en Allemagne, en 1991, avec Andi Toma – musicien de Düsseldorf qui formera par la suite le duo de musique électronique Mouse on Mars. Andi Toma convainc Moondog que l’ordinateur est le meilleur instrument pour jouer les canons sinueux qu’il a en tête. Ensemble, ils séquencent donc tout le clavier d’un marimba – instrument de percussions en bois avec des lamelles sur lesquelles on frappe avec une baguette appelée mailloche. Ils enregistrent ainsi les notes une par une dans le logiciel pour écrire les canons. Avec l’Ensemble 0, nous avons relevé le défi d’enregistrer cette musique avec de vrais musiciens, soit 237 pages de partitions avec des canons qui vont jusqu’à seize voix qu’on a totalement recréés. Il y a des pièces pour marimba, des pièces pour hautbois qu’on a transformées en pièces pour clarinette – puisqu’il y a aussi beaucoup de saxophone et on ne pouvait pas multiplier les musiciens sur scène –, des violes de gambe, des parties vocales avec chœur d’hommes, une longue pièce finale hypnotique intitulée « Cosmic Meditation » qui est spatialisée dans la salle pour envelopper l’auditeur. Le disque originel, sorti uniquement en CD, est très numérique et très digital, très froid. On a voulu en proposer un contrepoint en mettant l’humain au centre du projet pour faire quelque chose d’organique et d’analogique. C’est le premier album de Moondog que j’ai acheté et c’est probablement celui que je connais le mieux, mais je l’ai redécouvert avec cette nouvelle version. Andi Toma lui-même trouve qu’elle sonne mieux que l’originale qu’il a produite. C’est aussi un objet discographique et un travail d’édition très rare qui réunit près d’une trentaine d’artistes. J’ai découpé l’album en quatre thématiques : la nature, la pulse, le voyage et le cosmos. Des auteurs ont imaginé des planches autour de ces thématiques en écoutant l’album. Ces artistes ont des univers différents et utilisent différentes techniques (collage, peinture, etc.).»
Propos recueillis pas Jérôme Gac
le 9 octobre 2018, à Toulouse
pour le mensuel Intramuros