Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Peut-on cuisiner sans être tatoué ? C’est ce que je me demande de plus en plus souvent quand je vais au restaurant. Jean-Louis Queuille, ancien associé de Simon Carlier chez Solides, confirme la tendance. Il vient d’ouvrir, il y a peu, un estaminet rue Merly spécialisé dans le hot dog. Je ne pensais pas revenir de sitôt dans cette rue depuis que Le Rocher de la Vierge l’a quittée, mais une première visite m’a laissé penser que je fréquenterai le lieu plus que de raison. De plus, l’endroit se nomme Le Chien Chaud et l’on ne peut que saluer cette allégeance à la francophonie.
Le cinéma UGC va bientôt tirer le rideau sur ses écrans. Après Le Trianon, Le Club, Le Concorde, Les Nouveautés, Le Rio (devenu L’Utopia puis l’American Cosmograph), Le Rex, Le Saint-Agne, l’ancien Variétés et sa belle façade Art Déco rejoindront ainsi les fantômes de ma jeunesse cinéphilique. Il était loin d’être mon cinéma préféré, mais j’y ai tout de même vu de belles choses comme Susie et les Baker Boys de Steve Kloves en 1989. En sortant de la salle, je me dis que ma vie plus tard devrait ressembler à ce que j’avais vu à l’écran. On ne doute de rien à vingt ans. Dix ans plus tard, je vis, toujours aux Variétés, Savior de Peter Antonijevic. Le film était sorti le 2 juin, j’assistai à la dernière séance, le mardi suivant à 22 heures, avant son retrait de l’affiche. Dennis Quaid interprétait un mercenaire américain servant dans les rangs des Serbes de Bosnie. Par un tragique clin d’œil de l’histoire, à ce même moment, en ce printemps 1999, une coalition internationale, menée sous l’égide de l’Otan et des Etats-Unis, à laquelle participait la France, bombardait sans répit la Serbie. Cette guerre dite « humanitaire » dura deux mois. La coalition usa notamment de bombes à fragmentation et de bombes à l’uranium appauvri – dénominations trompeuses au regard des dommages causés par ces armes de destruction massive. En sortant de la salle, j’eus une pensée pour les civils de Belgrade, de Novi Sad ou du Kosovo recevant ces « frappes chirurgicales ».
À Toulouse, comme dans tant d’autres villes, la disparition des anciens cinémas au milieu des années 1990 a annoncé ou accompagné l’avènement des multiplexes, lieux sans âme qui ressemblent de prime abord à des galeries marchandes et à des confiseries géantes. L’arrivée de ces choses et de leurs appâts commerciaux amena de nouveaux spectateurs dans les salles. Notamment au moment où se développa le concept de « carte illimitée », permettant pour une somme modeste d’avoir accès à tous les films que l’on voulait durant le mois. C’était en quelque sorte la « fête du cinéma » au quotidien. On vit ainsi apparaître une espèce de consommateurs et des attitudes jusque-là inédites, en particulier celle consistant à zapper d’une salle à l’autre selon ses humeurs. Des grappes ou des individus arrivaient pendant la projection d’un film, s’installaient quelques minutes puis passaient dans une autre salle si le spectacle ne leur convenait pas. Ces allées et venues provoquaient quelques gênes parmi les anciens spectateurs, d’autant que ce libre-service naquit à la date où les téléphones portables se démocratisaient et où les multiplexes avaient misé une large part de leur politique commerciale sur la nourriture et les boissons proposées dans leurs vastes halls aux couleurs criardes. À l’époque à laquelle deux personnes parlant pendant un film s’attiraient vite des « Chut ! » désapprobateurs succéda l’ère où les conversations téléphoniques, les apostrophes, les discussions, les divers bruits d’ingestion et de déglutition régnaient en maîtres. Les nuisances furent telles que les mêmes promoteurs de ce système très libéral prirent des mesures de rétorsion, par exemple en interdisant la nourriture achetée à l’extérieur des salles (à l’époque, le directeur de l’UGC me fit part de sa stupeur en voyant un jour un livreur de pizzas se présenter dans le hall du cinéma et son client – un spectateur – surgir d’une salle afin de récupérer le mets) ou en brouillant les réseaux de téléphone portable. Bref, la loi de la jungle a été régulée en adoucissant les dommages collatéraux de la marchandisation.
Avant d’être un cinéma, le Variétés fut une grande salle de spectacles. Édifié entre 1836 et 1837, sous la direction de l’architecte en chef de la ville Urbain Vitry, le Théâtre des Variétés était dédié aux opérettes et aux grandes représentations avec revues. Sous l’Occupation, le cinéma fut la cible d’un attentat fomenté par la 35ème Brigade des FTP MOI (Francs tireurs partisans Main-d’œuvre immigrée). Le 1er mars 1944, trois membres de la Brigade – David Freiman, Rosine Bet et Enzo Godeas – prennent place pour une projection du Juif Süss, grand classique de la propagande antisémite nazie. Les résistants doivent déposer une bombe qui n’explosera qu’à la fin de la séance, une fois la salle vidée de ses spectateurs, mais Freiman laisse tomber la bombe qui explose, le tuant sur le coup ainsi qu’un spectateur. Rosine Bet décèdera de ses blessures quelques jours plus tard tandis qu’Enzo Godeas, également blessé, sera interpellé et incarcéré à la prison Saint-Michel où il sera fusillé, dans la cour, assis sur une chaise. C’est dans cette même prison que Marcel Langer, fondateur de la 35ème Brigade, fut guillotiné le 23 février 1943. En représailles, le juge Lespinasse, qui prononça la condamnation à mort, fut abattu par la Résistance.
De quelle année date la photographie du Variétés prise par la grande Germaine Chaumel ? Il se dégage de cette image une esthétique hollywoodienne, un parfum de film noir.
En lisant le livre posthume de Jacques Verdier, né à Saint-Gaudens et Toulousain d’adoption, Ils ont franchi le rugbycon ! (Albin Michel), je songe à un autre ami récemment disparu, Dominique Noguez. Son Projet d’épitaphe, publié en 2016 aux éditions du Sandre, s’achevait ainsi : « Toutes les fois que tu liras, même vite, même tout bas, passant, le nom que voilà, tu me ressusciteras. » Chose faite, donc, cher Dominique.
Toutes les chroniques : Toulouse, d’hier à aujourd’hui
photo : Germaine Chaumel