Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Le samedi 16 juin, le restaurant La Belle équipe a fermé ses portes. L’endroit rouvrira prochainement, mais sans Didier – son emblématique patron – qui s’installera en août au marché Saint-Cyprien pour prendre les commandes d’un restaurant de poche. La nouvelle n’a pas fait la Une de la presse locale, mais pour quelques centaines de Toulousains (d’hier ou d’aujourd’hui), elle est d’importance. Il va y avoir des orphelins, et pas que dans le quartier des Carmes. La vente de l’établissement et le passage de témoin, c’était une arlésienne depuis des années. Les habitués ne prenaient pas la menace au sérieux. À tel point qu’un soir de grand vent, Philippe L. signa par défi un chèque de 700 000 € pour acquérir l’endroit… Le chèque ne fut pas endossé, un ménage a été sauvé.
Cela faisait près d’un quart de siècle que Didier, épaulé par sa compagne Marie, tenait La Belle équipe. Et au moins vingt ans que nous fréquentions le lieu. Mazette, on n’a pas vu le temps passer. Avec La Belle, nous avons un peu vieilli ensemble. Il sera difficile de revenir là-bas sans que des marées de souvenirs montent. Pourvu que les nouveaux propriétaires ne touchent pas au zinc ni au parquet en bois. Pitié : pas de déco post-néo-industrielle, de néons, de musique lounge… Architectes d’intérieur et apprentis décorateurs s’abstenir.
Ce n’était pas le meilleur restaurant de la ville, mais mieux que ça : le plus fantasque, le plus drôle, le plus chaleureux, le plus imprévisible… La personnalité et le charme d’un restaurant relèvent d’un équilibre, d’une harmonie mystérieuse, du bon dosage entre casse-pieds et gens intéressants, habitués et clients de passage, esprits délurés et enfants sages. À La Belle, pour l’aspect grandiose du mélange, on était servi. Des restaurateurs et autres « gens du métier » y venaient boire un dernier verre (ou plus si affinités), les fêtards en dérive accostaient là avec la certitude de trouver le carburant nécessaire. Je n’ai jamais manqué d’amener à La Belle des amis de passage dans notre ville : Sébastien, Yves, Stéphane, Jérôme… Évidemment, ils ont adoré. Et Constantin qui, une nuit, y oublia son passeport – document pourtant utile quand il s’agit de regagner le Tibet où il vit toujours, je pense.
À La Belle équipe, les nuits étaient plus belles que nos jours. Car l’établissement et l’infatigable tenancier avaient l’habitude, les soirs où les clients n’avaient pas envie de partir, de jouer les prolongations. Le rideau de fer s’abaissait rue des Polinaires, la porte se verrouillait et après deux heures du matin la troisième mi-temps pouvait commencer. En général, le signal était donné par le premier cigare allumé par le patron. Des cendriers arrivaient sur les tables, les binouzes ou bouteilles de vin se succédaient en cascades. De petites libertés rognées par la société hygiéniste et le principe de précaution relevaient la tête. Quelques heures plus tard, il faisait jour. Le cœur lourd et les chairs lasses, il fallait rentrer et retrouver la vie ordinaire.
Dans cet antre propice aux verres de contact et aux brèves de comptoirs ravissant les grands enfants, on avait parfois la tête aux bêtises. Elles n’étaient jamais graves. Même les mornifles et les horions étaient amicaux, relevant plus de la gymnastique rugbystique que de la bagarre de saloon. Certains « accidents » font partie de la légende. Ainsi, cette nuit où après avoir descendu quelques « gnacs » (verres d’Armagnac), Pierre rentra chez lui à moins de trois cent mètres. Le lendemain après-midi, en se réveillant, il se rendit compte que sa jambe gauche souffrait d’une double fracture récoltée sur le chemin du retour. Aucun souvenir de la mésaventure, en principe plutôt douloureuse mais en l’occurrence anesthésiée quelques heures par les vertus du « gnac », n’encombrait son esprit. Le mystère demeure aujourd’hui entier sur les circonstances de cette sortie de route.
Les vins de Didier Barral, Bruno Schueller, Marcel Richaud ou Jean-Christophe Comor ne comptèrent pas pour rien dans les heures heureuses connues à La Belle équipe. Profitons-en pour saluer le débonnaire et sympathique serveur, Patrick dit « Patoche », dont la conscience professionnelle le poussait à goûter chaque bouteille de vin avant de la servir.
À La Belle équipe, il y avait aussi des airs d’Andalousie et pas seulement à cause du flamenco qui résonnait entre les murs à l’occasion. Il ne fallait pas lancer Didier sur la Maestranza de Séville sous peine de revivre quelques corridas enflammées. On toréait en trinquant. Antoine Blondin aurait aimé ces parfums de Grands d’Espagne. Côté écrivains, on songeait encore à Marcel Aymé auquel une affiche décorant le restaurant rendait hommage. Parfois, la rue des Polinaires évoquait la mythique rue Poliveau de La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara, mais le nom du restaurant était une référence au film de Julien Duvivier. Désormais, la dernière séance est passée et le rideau noir est tombé.
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