Quand j’écoute un opéra, qu’est-ce que le spectacle vivant a de plus que le disque ? Ce que je vois d’une part et l’émotion du live d’autre part. Si mes yeux sont ressortis frustrés de cette soirée au Capitole où l’on donnait la dernière de Lucia di Lammermoor de Donizetti, c’est pour le plus grand bénéfice de mes oreilles et de mon âme, conquis par la qualité des musiciens.
L’orchestre d’abord. Souverain, sous la conduite irréprochable de Maurizio Benini. Qualité des tutti, des nuances, des phrasés, solistes somptueux. Un Orchestre du Capitole jamais pris en défaut. C’est un roc, c’est un socle, sur lequel la musique peut s’épanouir et les chanteurs compter en toute confiance.
La Lucia de Nadine Koutcher illumine toute la distribution. Chacune de ses apparitions est un régal et change la perception de la scène. Non seulement parce que sa voix emporte tout sur son passage, mais aussi parce qu’elle seule parvient à transcender la mise en scène, à habiter le rôle par-delà la direction d’acteur. Elle communie avec la salle, elle répand son amour, elle rend sa folie contagieuse.
Sergey Romanovsky campe un Edouardo, amoureux tour à tour enthousiaste, trompé, furieux, suicidaire, assez convaincant. Sa présence sera plus prégnante au fur et à mesure de l’action, jusqu’à nous séduire vraiment dans les derniers instants tragiques quand il trouve des nuances, des couleurs, un legato, qu’il tenait un peu cachés jusque-là sous les fortissimos de ses contre-ut.
Un mot enfin de Vitaly Bilyy, le méchant Enrico, baryton à la voix présente et nuancée, peu à l’aise dans ses évolutions scéniques et guère aidé pour cela. Dès la première scène, il est condamné par le décor à évoluer dans un espace très restreint ; ils sont même trois chanteurs à se partager un rectangle de dix mètres sur trois, plantés comme des clous.
Lucia arrive sans tarder, nous emporte tout de suite avec elle et nous émerveille par l’ardeur de son amour, mais les amants pour se retrouver ne trouvent rien de mieux à faire qu’un smack sur la joue. C’est petit. Heureusement qu’ils savent chanter ensemble ! Au passage, osons le dire puisque tout le monde le sait, les mots de l’amour sont très bêtes (vers toi, portés par les brises, iront mes souris ardents…). C’est le moment d’oublier les sur-titrages et de se plonger dans la musique, qui soulève des émotions intactes et pures.
Les premières notes de l’acte II, enfin pour être exact à l’arrivée de Lucia, sont un régal. Le hautbois solo puis la clarinette incarnent magnifiquement la tristesse muette de l’héroïne. Et puis son chant coule… La principale trouvaille scénographique de cet acte consistera à mettre Lucia à genoux quand elle va vraiment très mal. Ouhaou. Le décor, en quelques mots, recycle inlassablement mur en pierre et colonnes. Cet acte culmine dans la scène où Edgardo revient de son exil, une véritable explosion musicale, un pathos grandiose, qui débouche sur une immobilité déroutante des chœurs et chanteurs. Une telle explosion d’ailleurs que j’en suis venu à me demander si le cumul sonore de l’orchestre, des chœurs et des solistes, sur cette scène rendue étroite, n’était pas un peu trop pour mes oreilles. Mais nous redescendons vite sur terre, avec l’apparition de cet être étonnant, un genre d’évêque en robe de chambre, basse d’après le livret, dont je ne comprendrai décidément pas pourquoi il a été autant applaudi. Je passe sur les épées, dégainées et rengainées à trois reprises avec un visible manque d’entraînement qui rend l’action stérile. L’action ?
Le dernier acte s’ouvre sur la confrontation de deux hommes qui se haïssent, le frère et l’amant. Inimitié profonde, totale, musicale, chantée avec bravoure, jamais incarnée : comment peuvent-ils ne pas s’affronter du regard ? Ne pas se tourner autour, se renifler, se défier, comme des loups qui se battent pour une louve ? Les chanteurs sont une nouvelle fois portés par une direction musicale splendide, de la tempête de l’ouverture à la tension de la haine, le chef toujours présent et efficace.
Nicolas Joël nous offre enfin une idée intéressante de mise en scène ; le chœur, juste avant puissant et inquiétant, s’écarte comme une mer rouge pour révéler un plateau vaste et nu au fond duquel se tient immobile une Lucia ensanglantée. Enfin libérée, Nadine Koutcher occupe tout l’espace, rampe, court, joue avec la musique, avec le texte, nous regarde les yeux dans les yeux. Pendant cette immense scène tant attendue où sa folie se révèle à nous, elle ne fait qu’un avec l’orchestre, elle en devient l’un des instruments, le plus puissant et le plus fragile à la fois, elle se fond dans la flûte agile de Sandrine Tilly, survolant tout le monde, jusqu’à tomber dans le délire et se rompre dans la mort en nous laissant tétanisés et sans souffle.
La dernière scène, tamisée par une belle lumière, révèle enfin les nuances dont Sergey Romanovsky est capable. Et c’est un magnifique violoncelle qui accompagne les derniers instants aux mâles accents où tout ce qu’il y a de beau meurt.
Thibault d’Hauthuille
photos @ Patrice Nin