Dans son appartement new-yorkais, l’année 1936 s’avère, pour Abel Meeropol, particulièrement irrespirable.
Ce n’est pas la ville qui l’étouffe, mais une image : la photographie du lynchage de deux adolescents Afro-Américains, Thomas Shipp et Abraham Smith, à Marion, dans l’Indiana.
Épitomé de la barbarie, le lynchage public est un châtiment répandu dans l’Amérique ségrégationniste, particulièrement au Sud, et le cliché du martyr a été reproduit à loisirs par toute la presse. Depuis, Meeropol ne peut plus dormir. Chaque nuit, la vision des deux corps suspendus le hante.
Un matin, ce fils d’immigrés Russes diplômé de Harvard, professeur d’anglais, poète et membre du Parti Communiste Américain, prend plume et écrit un poème où il déverse tout son effroi.
Intitulé Bitter Fruit, il est publié le 1° janvier 1937 dans le The New York Teachers, un magazine du syndicat des enseignants. Quelques mois plus tard, son auteur décide de le mettre en musique et le renomme Strange Fruit : métaphore de ces silhouettes Noires inertes, fruits étranges se balançant aux branches des arbres. Son épouse, la chanteuse Laura Duncan, l’interprète pour la première fois en 1938 au Madison Square Garden lors d’un meeting politique.
Sa performance attire l’attention de Barney Josephson. Fondateur du Cafe Society à Greenwich Village, c’est un fervent partisan de l’égalité des droits civiques: son club de jazz est le premier aux États-Unis à accueillir artistes et public sans distinction d’origine ni de couleur.
C’est aussi l’endroit où se produit tous les soirs Billie Holiday. Josephson lui présente la chanson. Parce qu’elle lui rappelle la mort de son père*, malgré sa peur des représailles, elle décide de l’interpréter.
Josephson lui soumet une scénographie : la chanson terminera son set. Les serveurs arrêteront leur service. La salle sera plongée dans l’obscurité totale quand un projecteur unique se focalisera sur elle. Il n’y aura pas de rappel. Puis le projecteur s’éteindra, la lumière reviendra, mais elle aura déjà quitté la scène.
En 1939, Billie Holiday inclut Strange Fruit à son répertoire. La chanson produit chaque fois le même effet : après un moment de silence, l’assemblée éclate en triomphe pendant que des clients offusqués quittent la salle.
La même année, elle propose à son label, Columbia, de l’enregistrer. Craignant la colère des distributeurs et de la puissante station de radio CBS, Columbia refuse de produire le disque. Lady Day se tourne alors vers un ami, Milt Gabler, directeur du petit label de jazz indépendant Commodores. Pour le convaincre, elle lui chante Strange Fruit a cappella. Gabler signe immédiatement.
La chanson est enregistrée le 20 avril en une session de quatre heures avec les musiciens du Cafe Society. Bien qu’il ne bénéficie d’aucun passage radio, le disque surprend tout le monde en se vendant à un million de copies. Un succès retentissant, qui exalte les haines autant qu’il libère la parole anti-raciste.
Ainsi, quand Meeropol doit se défendre devant la Commission des Activités Anti-Américaines d’avoir écrit sa chanson sur ordre du Parti Communiste, le journaliste Samuel Grafton déclare, dans le New York Post : « C’est une fantastique et parfaite œuvre d’art, qui renverse le rapport usuel entre un artiste Noir et le public Blanc. Elle nous dit : « Je vous ai diverti, maintenant écoutez-moi ». Si la colère des exploités réussit à se faire entendre dans le Sud, elle a trouvé sa Marseillaise ».
Si, parfois au cours de sa carrière, Billie Holiday se verra traitée de « negro » au moment de l’interpréter, elle deviendra sa chanson signature et son titre le plus vendu, qu’elle réenregistrera plusieurs fois avant que d’autres la reprennent.
Marcus Miller, l’un de ses nombreux interprètes, dira : « Il a fallu un courage extraordinaire à Meeropol pour l’écrire et à Holiday pour la chanter. C’était avant les années 60. On ne parlait pas de ces choses là. On ne les chantait pas non plus. »
Première protest song de l’Histoire dont les créateurs avaient tout à perdre, Strange Fruit a, par sa beauté et sa justesse, contribué à éveiller les consciences sur des pratiques compromettant la notion même d’Humanité.
En 1999, Time Magazine l’élut Chanson du Siècle.
En 2002, le Congrès américain l’inscrivit au National Recording Registry, une bibliothèque regroupant les œuvres « culturellement, historiquement ou esthétiquement importantes, reflet de la vie aux États-Unis ».
Plusieurs années après sa sortie, devenu auteur pour Frank Sinatra ou Peggy Lee, Abel Meeropol confia avoir écrit Strange Fruit « par haine de la violence, haine de l’injustice et de ceux qui les perpétuent. »
Et plus personne n’osa prétendre que les poètes étaient des rêveurs.
Eva Kristina Mindszenti
* Clarence Holiday, jazzman et père de Billie Holiday, décédera d’une maladie pulmonaire après qu’on lui a refusé l’accès à un traitement médical en raison de son appartenance à la communauté Afro-Américaine.
Billie Holiday – Strange Fruit (live)
https://youtu.be/h4ZyuULy9zs
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Billie Holiday – Strange Fruit (version de 1939)
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Marcus Miller – Strange Fruit
https://youtu.be/OBvFqIXyqjg
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Parce que rien n’éclaire mieux nos vies que leurs bandes-sons, Culture 31 s’intéresse aux chansons qui ont marqué l’Histoire, la grande comme la petite.
Chapitre I : Gloomy Sunday (Szomorú Vasárnap) le chef-d’œuvre tragique de Rezső Seress
Chapitre II : My Way de Frank Sinatra
Chapitre III : Good Vibrations – The Beach Boys
Chapitre IV : I wanna be your man – The Rolling Stones / The Beatles
Chapitre V : Mission : Impossible par Lalo Schifrin
Chapitre VI : I Feel Love par Donna Summer
Chapitre VII : Let’s Dance de David Bowie
Chapitre VIII : Smoke On The Water de Deep Purple
Chapitre IX : Meat Is Murder – The Smiths