La confrontation entre ces deux forteresses aura lieu à deux reprises, d’abord en 1844, pour Ernani, puis en 1851, pour Rigoletto. L’écrivain proclamait haut et fort qu’il ne souhaitait pas que l’on déposât de la musique le long de ses vers. Verdi fera fi de l’avertissement.
Ses quatre opéras précédents étaient destinés à La Scala de Milan; avec son premier succès pour débuter, Oberto, suivi d’un fiasco pour redémarrer avec Un Giorno di regno le 9 mars 1842, viendra Nabucco qui remporte un véritable triomphe. Et l’année suivante, et en toute logique, le public milanais attend avec une impatience grandissante, I Lombardi alla prima crociata. L’accueil sera tout aussi délirant ce 11 février 1843 pour le quatrième opéra. Le succès ne sera pas tout à fait le même à Paris, le 26 novembre 1847, avec Jérusalem, adaptation française de l’ouvrage. Le suivant lui est commandé par La Fenice de Venise pour la saison de carnaval et de carême 1843-1844.
Créé le 9 mars 1844, Ernani va marquer un pas important dans l’esthétique verdienne. A l’époque, Verdi, très attiré par le théâtre de Shakespeare, envisage de composer un opéra tiré du Roi Lear, rêve qui ne peut se réaliser alors, tout simplement parce que le compositeur veut absolument une voix de basse pour le rôle principal, capable d’incarner avec toute l’intensité nécessaire le vieux roi déchu et trahi par ses enfants, une voix qui n’est pas disponible dans la troupe de La Fenice.
Voulant à tout prix se mesurer à une œuvre théâtrale d’envergure, Verdi se laissera séduire par la proposition du directeur de la première scène vénitienne, le comte Mocenigo, à savoir, de se pencher sur Hernani de Victor Hugo. On n’oublie pas la fameuse Bataille d’Hernani, la pièce du dramaturge ayant fait scandale lors de sa création le 25 février 1830, et avait été carrément boycottée à la seconde, le 27.
Pour Ernani, Verdi se lance lui-même dans l’écriture du livret, en s’appuyant sur le métier de Francesco Maria Piave, un simple employé de La Fenice, appelé à devenir l’un de ses plus fidèles collaborateurs, en même temps que son souffre-douleur préféré, et ce, sur neuf opéras ! Il n’aura pas à s’en repentir car le succès est immédiat et éclatant, alors que d’aucuns sont d’accord pour fustiger l’interprétation jugée particulièrement médiocre. Ce sera un triomphe pur et simple deux mois plus tard au Teatro San Benedetto, toujours à Venise. Sans parler des soirées londoniennes en 1845 et parisiennes de 1846. A Paris, Victor Hugo, très mécontent de l’adaptation de Verdi et Piave, imposera un changement de titre et du lieu de l’action !
Verdi et Ernani : en cette période, le provincial de souche paysanne de Bussetto a 31 ans. Il a perdu sa femme et ses deux très jeunes enfants, mais la volonté farouche de réussir est toujours aussi présente. Après le contrat respecté avec la Scala des trois opéras à fournir, et son dernier succès avec Nabucco, Verdi va se cabrer contre toutes les contraintes qu’on pouvait alors lui imposer et les dissoudre une à une. Ainsi, en pleine composition d’Ernani, il demande par contrat à choisir ses chanteurs, ce réservant le droit de refuser ceux qui ne lui donneraient pas entière satisfaction. De même, il refuse par avance qu’un chanteur lui dicte sa loi ou ose suggérer une modification. Pratique courante, et donc, il fallait oser car certains chanteurs se permettaient de vrais diktats. Mais le triomphe de Nabucco est passé par là. Or, cette donnée est capitale : si Verdi se réserve le droit de refuser un chanteur, cela veut dire qu’il ne compose plus en fonction des ressources locales mais en fonction d’une exigence théâtrale, d’un idéal prédéterminé. Tout ceci, pour l’époque, est extrêmement nouveau. Cette affirmation d’un acte créateur qui conçoit et distribue les rôles « dans l’absolu » n’ira pas d’ailleurs sans poser quelques problèmes. Ainsi, pour trouver la voix d’Il Trovatore un peu plus tard et auparavant une Lady Macbeth. De là, sont nées les voix dites « lirico-spinto », les barytons dits « verdi » (justement), et cette catégorie de voix que l’on nomme « grand mezzo », instrument à la fois large et ample dont Azucena dans Le Trouvère est un exemple très représentatif. C’est l’écriture de tels rôles, conçue selon un idéal voulu par le compositeur, qui amènera la technique vocale à évoluer (Wagner fera de même…)
Deux raisons peut-être pour expliquer un tel accueil triomphal, le texte, d’abord, qui laisse délibérément de côté la subtile ironie de Hugo, en exaspérant seulement le romantisme de manière exacerbée. Et aussi, que Piave n’est pas l’homme des grandes machines, des fresques largement brossées, auxquelles il préfère les conflits individuels, dans un souci de cohésion qui cadre parfaitement avec celui du musicien. Ce sont des passions qu’il met en scène, avec ce qu’elles peuvent avoir d’excessif et d’immédiat. Créé donc en 1844, Ernani sera à l’affiche presqu’immédiatement d’une trentaine de théâtres d’Italie, de Paris et de Londres. Deux ans plus tard, c’est plus de soixante-cinq opéras dans le monde qui proposent cet ouvrage.
Mais, comme les autres opéras de jeunesse de Verdi, ainsi que la presque totalité des ouvrages de Rossini, Bellini, Donizetti, Ernani quitte progressivement l’affiche dans la seconde moitié du XIXè siècle. Le redémarrage, c’est pour les années 50.
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Trois hommes et une femme sont au cœur de l’intrigue d’Ernani, sur un fond politique à peine esquissé – une conjuration contre le roi d’Espagne qui amène le chœur obligé « Si ridesti il leone di Castigli » ( Que le lion de Castille s’éveille »). L’équilibre vocal est parfait, accordé au profil psychologique des protagonistes : un ténor, évidemment, pour le noble proscrit, Ernani, symbole d’une jeunesse vaillante et désespérée, rôle parfait pour Alfred Kim, qui ne devrait faire qu’une bouchée de la tessiture souhaitée d’un bout à l’autre. Vaillance dans l’émission, virilité dans le timbre, et insolence dans l’accent, c’est tout pour lui. Il fut Manrico ici même en 2012, dans le Trouvère, et un magnifique Calaf dans ce calamiteux Turandot à la sinistre mémoire, en juin 2015.
Le baryton, qui incarne une maturité évoluant de la tyrannie vers la sagesse, c’est Don Carlo, le roi détenteur du pouvoir et du pardon. Aucun problème à l’horizon pour Vitaliy Bilyy, qui fut un très bon Renato dans Un Bal masqué. Une basse, bien sûr, celle de Silva, le conjuré, vieillard pathétique et féroce qui doit épouser sa nièce, Elvira, soprano dramatique, interprétée par Tamara Wilson. Il faut une coloratura drammatico e d’agilita disent les spécialistes : elle est au rendez-vous. Elle fut ici même l’interprète de Leonora dans le Trouvère, mais aussi lucrezia dans I Due Foscari sans oublier Lady Billows dans Albert Herring.
Hélas, Elvira est amoureuse du jeune Ernani, mais elle est également convoitée par Don Carlo. Quant à Don Ruy Gomez de Silva, c’est la basse, à la magnifique carrière, Michele Pertusi que l’on retrouve. On remarque que c’est ce rôle qui a lancé sa carrière il y a une trentaine d’années, à Modène (Italie). Un plateau vocal de luxe qui devrait nous enchanter, à n’en pas douter, mais on sait l’extrême difficulté à réunir quatre chanteurs réunissant toutes les qualités requises par le musicien et son librettiste. La basse russe ViktorRyauzov (Jago) qui fera ses débuts français, la soprano chilienne Paulina Gonzàlez (Giovanna) et le ténor espagnol Jesus Alvarez (Don Riccardo) partageront également l’affiche de cette nouvelle production d’Ernani.
Certains parmi les spectateurs ne seront pas étonnés de retrouver ce passage d’Ernani dans le fameux double disque Live at Lincoln Center de 1981, dans lequel Marilyn Horne, soutenue par Joan Sutherland et Luciano Pavarotti, se transforme carrément en Silva et s’aventure dans le trio final ! Sûrement un des plus grands moments de ce double-vinyl.
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La circulation du désir est au cœur d’Ernani, et chacun des quatre actes, Le Bandit, L’Invité, ou L’hôte, Le pardon ou La clémence, le Masque, est comme un tour d’écrou supplémentaire qui tend le drame jusqu’à évidemment son point de rupture. Les mélodies sont nombreuses, et certaines carrément électrisantes. Mais c’est la variété et l’enchaînement des formes qui rend la partition remarquable et lui donne un rythme qui ne se relâche pas. On remarque aussi la justesse de ton avec laquelle chaque personnage ouvre son cœur. On fait toute confiance à un nouveau chef américain Evan Rogister, pour mener au sommet cette nouvelle production du Théâtre du Capitole, aussi bien le plateau que la fosse avec les forces les plus vives de l’Orchestre du Capitole et le Chœur du Capitole. Parmi ses derniers engagements, la direction en 2016 de productions de type “costaud“ comme Rienzi, Tannhäuser, Lohengrin, Salomé.
Sue le plateau, c’est Brigitte Jaques-Wajeman qui règle la mise en scène, avec sa collaboratrice artistique Sophie Mayer, et ses acolytes, Jean Kalman aux lumières si capitales pour éclairer les décors d’Emmanuel Peduzzi, et les près de deux cents costumes de la production de cet opéra en quatre actes. Tout ce petit monde a déjà travaillé au Théâtre pour un Don Juan en 2005, favorablement accueilli alors.
Michel Grialou
Ernani (Verdi)
Orchestre national du Capitole
Choeur du Capitole
Théâtre du Capitole
du 10 au 21 mars 2017