Le chanteur, compositeur, percussionniste et accentologue béarnais André Minvielle, au fond du temps et de lui-même avec son dernier album (paru à l’automne), 1time.
L’Al Jarreau de Pau
La première fois que j’ai entendu André Minvielle, la pleine lune jouait au lampadaire sur la place Arnaud-Bernard. C’était au mois de juin 1994, mais ma mémoire me joue peut-être des tours – en tout cas une autre époque ; Claude Sicre et ses associés régnaient sur le quartier, au moins culturellement et par le pouvoir de l’imagination. J’avais dit au Fabulous Trobador que son projet et ses actions me faisaient penser à ce roman fraternel de Steinbeck, Rue de la Sardine, et il avait approuvé chaleureusement cette référence. Quoi qu’il en soit, ce soir-là, la place était noire de monde, la Big Festa battait son plein et tous les regards étaient tournés vers la scène surélevée où on découvrait un Al Jarreau du Sud-Ouest qui scattait (chantait par onomatopées) en tandem avec un collègue à l’air buté, un diable de rythme et de blues, Bernard Lubat lui-même, percussionniste, pianiste et chanteur jazzcon d’Uzeste et de Nougaro (le fabuleux Live à l’Olympia de 1985). Je ne sais plus lequel des deux frappait les tambours et qui jouait des claviers (il n’y avait peut-être même pas de batterie) mais, à eux deux, ils inventaient une cuisine et une pulsation originales et donnaient de la voix comme dix. Ils avaient été précédés par les Ablettes de Fumel, tout en nerfs, et la soirée se terminerait avec Nino Ferrer, descendu de sa ferme du Lot.
« Je suis le facteur d’accent »
En 2008, Minvielle a publié aux éditions Privat un livre-CD sous le titre Gueules de Voix. Les accents toniques et variés de tout Midi-Pyrénées se croisent dans cet ouvrage remarquable qui fait partie d’un plus vaste projet de collectage, d’enregistrements de musiques et de voix, de paroles et de chants, de sons divers, de photos, de portraits, intitulé « Suivez l’accent » et porté par l’association Le Chaudron. Il s’agit de bâtir et de faire tourner une sonothèque française de « l’accent des marchés, des cafés, l’accent de l’histoire, l’accent de demain, celui qui marche entre deux langues, l’accent couleur… ».
Dans son disque, Minvielle tire la langue et tricote ces façons particulières et précieuses de parler et de chanter, de prononcer et aussi de penser, qui font la richesse d’un pays, de ses campagnes et de ses villes, dans les mailles et les samples de ses propres chansons et interludes.
Lui-même a plusieurs accents, selon qu’il vocalise, scatte ou rappe, en français, en occitan et dans d’autres langues que je n’ai pas reconnues. Dans sa bouche, tout swingue.
« Je suis le facteur d’accent
J’en passe mille en pacsant
Et du Nord aux Pyrénées
Je capte l’altérité.
Je suis le facteur d’ had oc
D’Est en Ouest, d’oil en òc
Je passe du fond à la forme
Des contre-chants à la norme. »
Espèce d’horloger
Les textes sont épatants mais, quand on est habitué comme moi à ne pas trop s’en préoccuper (sauf s’ils ne sonnent pas, sont envahissants et au premier degré), on se laisse embarquer par la musique et les beats, qui sont variés et du meilleur tonneau, et tout ça raconte une histoire.
Avec l’artificier Minvielle, on se fait un film.
1Time n’est pas si loin du Compton de Dr Dre, d’un conte musical bien huilé et aux accents variés, ai-je pensé à un moment. Sans la violence, les crimes et les châtiments, avec une joie de vivre, de souffrir un peu et de marcher en altitude. Minvielle n’est pas à cran, quoique. Je devais avoir la grippe pour arriver à penser un truc pareil.
L’instrumentation nous fait voir du pays et l’artiste à la langue bien pendue s’est fait fabriquer une « m(a)in-vielle à roue », bourdon et percussion, chez un facteur et luthier de la rue Clausade nommé Grandchamp.
Quand il entonne « la Bourdique », Minvielle se transforme en Nusrat Fateh Ali Kahn occitan. Quelque chose remue dans notre propre intime.
Le moelleux piano électrique du morceau qui ouvre le disque et lui donne son titre, flirte avec un tapis de percus léger mais inexorable, et c’est comme si Herbie Hancock s’amusait avec un joueur de cajon et un espiègle enfant de Nougaro, rencontrés dans un endroit comme le Mandala. Minvielle vient et déroule avec un sourire espiègle mais une précision d’horloger ses rimes et ses jeux de mots (à nouveau en duo avec Lubat, décidément de bonne compagnie).
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Elle est où la métrique?
Dans une autre chanson, sorte d’effort trip-hop écolo (« ces cheminées qui pestifèrent », « même les vaches s’y mettent par derrière »), il a ce refrain imparable : « Keskifon qui, funky, funky, funky ».
Dans la chanson des crapauds qui sifflent all night long autour de sa maison, il envoie une astuce (« La métrique, la métrique, c’est fini »), mixe des bruits d’horlogerie détraquée, tripote un synthétiseur grave et ivre, et s’émeut, à la façon d’un Caruso de salle de bain, de la libido des batraciens qui peuplent l’étang, enfin je crois.
Dans « Mabada », on retrouve le rythme joyeux de Massilia Sound System et des Fabulous Trobadors. Ailleurs, on se régale d’un blues sudiste et fraternel (« Nino »), de touches de cuivre, d’un tuba maloya, de voix, syllabes et onomatopées échantillonnées et joueuses. Il y a aussi des coups de marteau, des parfums créoles, une mêlée de rugby, de l’accordéon diatonique, un timbre féminin qui fait dresser les poils sur la nuque, le débit d’Abdel Sefsaf, ancien chanteur du groupe Dézoriental qu’on voyait à une époque sur la scène du TNT ; les mots de Prévert (Étranges étrangers) et des émissions électromagnétiques, une « vocalchimie » étourdissante et tout un verbier qui devraient plaire à Dick Annegarn, des trouvailles hétéroclites mais sensées qui pétillent dans tous les coins et une imagination en roue libre, de quoi se gondoler ou avoir chaud, et prendre la vie du bon côté.
Syncope et fugue, coda
Ce troubadour bientôt sexagénaire aime, marche, scande, philosophe, tend la main, vénère Saint-Cop et fait de la musique sous ses auspices avec un grain mais sans aucun cynisme. C’est à la fois reposant et stimulant. Il offre donc les rouages de sa propre horlogerie à notre curiosité mais ça n’a rien de facebookien. Le gars nous invite à fuguer, danser, improviser et à nous enivrer : un vrai poète, comme on dit, avec, tout au fond de la voix, un voile de mélancolie.
Album « 1time » André Minvieille (Complexe Articole de Déterritorialisation/L’Autre Distribution) 2016