Parce que rien n’éclaire mieux nos vies que leurs bandes-sons, Culture 31 s’intéresse aux chansons qui ont marqué l’Histoire, la grande comme la petite.
En 1965, Brian Wilson, compositeur et leader des Beach Boys, est loin du surfer qu’il incarne sur ses pochettes de disques. Rien ne le contente mieux que de se calfeutrer chez lui et d’écrire. Depuis fin 64, il laisse son groupe partir en tournées tandis qu’il reste à Los Angeles pour composer. Passionné par le studio, il s’invite souvent aux sessions d’enregistrement de Phil Spector au Gold Star Studio. Discret et silencieux, il observe sa façon d’orchestrer, d’arranger, de produire.
Par-dessus l’agoraphobie, Wilson a toujours souffert de trop de talent. Subjugué par sa précocité, son père lui a inculqué la musique à hautes doses dès le jardin d’enfant. Les fruits du labeur ont mûri : à seulement vingt-trois ans, il est sous contrat avec Capitol Records, compte dix albums à son actif et une quantité enviable de numéros un au Billboard.
Mais ce qui pourrait sembler une apothéose pour certains ne satisfait pas le jeune homme. Il a une conscience aiguë de ses capacités et une ambition du même acabit.
Contre l’avis de son label, il souhaite redéfinir la carrière de son groupe. Il veut se défaire de l’appellation « car song » dont on a affublé sa musique pour la vendre mieux. Car song : une chanson qui s’écoute en voiture sur le chemin de la plage. Envieux du parcours des Beatles, il veut créer des chansons qui marqueront l’Histoire et sait qu’il en est capable. C’est ce qu’il prépare avec un onzième album, Pet Sounds : le recueil de treize titres, futur monument du rock psychédélique.
Début 1966, en pleines sessions pour Pet Sounds, il a l’intuition d’une chanson comme personne n’en a jamais écrite. Il parle aux membres du groupe d’une « symphonie de poche ».
L’idée lui est venue d’une discussion avec sa mère quand il avait quatorze ans. Celle-ci lui avait expliqué que les chiens aboient quand ils ressentent certaines vibrations. Dix ans plus tard, assis derrière son piano sous influence chimique, Wilson se rappelle cet échange et plaque une première série d’accords pour restituer « les vibrations de l’Univers ».
En février, il débute l’enregistrement de ce qui s’appelle encore Good Vibes. Wilson veut produire des sons « qui n’existent que dans sa tête ». Pour y parvenir, il combine violoncelle et thérémine, clavecin et orgue Hammond. Il multiplie les prises dans quatre studios différents, déconstruit les parties instrumentales en courts fragments, enregistrés individuellement puis assemblés selon le principe de la mosaïque.
Il faut six mois pour achever la seule partie instrumentale, interdisant au titre de figurer sur l’album prévu pour le printemps. Wilson a maintenant besoin de paroles pour continuer son œuvre. Il fait appel à Tony Arsher, qui a travaillé sur Pet Sounds. Arsher écrit un texte, rejeté, dont l’apport majeur sera de changer Vibes en Vibrations. Brian Wilson demande alors à Mike Love, voix basse des Beach Boys et parolier régulier, de s’en occuper.
Les deux hommes sont en conflit artistique depuis le virage musical décidé par Wilson. Mike Love s’exécute toutefois et le groupe débute l’enregistrement des voix. Love se souviens : « J’ai fait jusqu’à trente overdubs de la même partie vocale, et quand je dis la même partie, je veux dire une même section de deux, trois ou quatre secondes ». Les prises se multiplient et le mixage s’affine durant deux mois supplémentaires.
Le 10 octobre 1966, le groupe sort le 45 tours Good Vibrations. Huit mois au total ont été nécessaires à sa réalisation. Quatre-vingt dix heures d’enregistrements ont été réorganisées en trois minutes de musique. Son coût de production s’élève à 50000 dollars, l’équivalent de 400000 aujourd’hui, ce qui en fait, à l’époque, la chanson la plus chère de l’histoire.
Immense succès commercial, le titre sera considéré par la critique comme un jalon essentiel du développement de la musique rock. Prototype de la chanson qui ne peut pas être reproduite live, il redéfinira la notion de production musicale, transformant le studio en instrument à part entière, quand il n’était jusque là qu’un moyen de restituer une performance.
Good Vibrations sera le dernier numéro un de Brian Wilson, qui sauvera sa tête chez Capitol Records après le semi-échec de Pet Sounds. Toutefois, il ne profitera pas de ce répit. Terrassé par plusieurs épisodes dépressifs, il échouera à aboutir l’album suivant, Smile, remplacé par le succédané Smiley Smile : une collection de démos censée régler un différend contractuel avec le label. Malade, Wilson s’éloignera progressivement du groupe qu’il avait fondé, laissant aux autres membres sa direction musicale. Ému par la faillite de ce garçon aussi insatiable que gentil et drôle, l’Univers lui accordera une revanche. Smile deviendra un album mythique : celui qui marquera l’Histoire pour n’avoir jamais vu le jour.
Eva Kristina Mindszenti
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