Chef-d’œuvre de pure tendresse, d’esprit et de mélancolie, absolument exempt de tout mélange importun de majesté et de tragique, résolument incomparable, Les Noces du divin Mozart, cet « incomparable génie » dixit Lorenzo Da Ponte, sont de retour au Théâtre du Capitole pour six représentations à partir du 15 avril. Ce n’est pas dévoiler un grand secret si l’on vous dit que le succès est garanti, les caisses ayant été prises d’assaut très rapidement.
Petit retour en arrière : même pour le public gâté du Burgtheater de Vienne, la première de cet opera buffa, Les Noces de Figaro, le 1er mai 1786 fit véritablement sensation.
Créée par Pierre Augustin Caron de Beaumarchais entre 1776 et 1784, La folle journée ou Le mariage de Figaro ne fut jouée à Paris, à la Comédie Française, que le 27 avril 1784, et ce, après des années de polémique et de lutte avec la censure. C’est une sorte de suite à la pièce Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, faisant partie de la trilogie consacrée à la famille Almaviva. Attention !! si dans Le Barbier de Rossini, le Comte et Rosine se rencontrent, ici, ils sont mariés et vivent dans leur château. Pour des raisons politiques, l’empereur Joseph II va interdire la représentation prévue à Vienne le 3 février 1785. Celui qui se considérait comme un despote “éclairé“ refusait toute atteinte à la morale établie ou toute critique à l’encontre d’un souverain ami – ici, un certain Louis XVI. Non seulement il annula le spectacle de la troupe d’Emmanuel Schikaneder mais il prohiba même toute traduction allemande de la pièce ! Mozart réussit pourtant à s’en procurer une, peut-être par Schikaneder, ou par l’un de ses collègues de la Loge. Et c’est Lorenzo da Ponte – 1748-1838 – abbé italien, poète officiel du Théâtre de la Cour qui va lui écrire en italien le libretto tiré de l’œuvre de Beaumarchais. L’écriture de la partition concomitante à celle du livret prit six semaines.
L’intention originelle de Mozart était au départ de monter un nouvel opéra en langue allemande à Vienne, mais il doit se résoudre à changer de cap, et se décide pour un opera buffa en italien, que la Cour a fini par lui commander. D’autre part, ayant reconnu la nature explosive alors du thème principal de l’ouvrage de Beaumarchais, le compositeur décida de présenter à tout prix cette comédie brillante, toujours interdite mais circulant sous le manteau, et animant les conversations dans les cercles d’intellectuels viennois. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de l’opéra, un spectacle au thème d’une actualité brûlante se trouvait adapté. C’est un point capital de la naissance de cet opéra que tout metteur en scène se doit d’avoir à l’esprit pour ne pas partir dans des délires fumeux et transpositions hasardeuses.
La censure est contournée mais l’abbé a fortement “intuité“ à la Cour, promettant de supprimer tout caractère choquant et “décadent“ propre à engendrer un scandale politique. Le librettiste va métamorphoser de main de maître la satire sociale de Beaumarchais en une comédie de caractères dépourvue de tout contenu socio-politique apparent.
Le thème évident de cette « comédie musicale » est la succession de situations engendrées par de multiples relations amoureuses et par les conflits nés de la conscience ou de la différences des classes. Un deuxième thème, plus subtil, est la défaite des prétentions nobiliaires et donc celle de la classe dominante, privilégiée. Il peut être plus mis en évidence mais ne doit pas pour autant prendre le pas sur le thème principal, évidemment. Dans son libretto, Da Ponte créa une intrigue triple, aux personnages parfaitement brossés, conformes à ceux que souhaitait le compositeur pour sa « comédie musicale ».
Le travail accompli par Mozart sur le portrait musical typé de chaque protagoniste est phénoménal et n’est pas pour rien dans le succès de l’ouvrage. Portrait musical s’appuyant toujours sur les fondements de la comédie d’intrigue traditionnelle. Sans omettre la changeante diversité psychologique de chaque personnage, tour de force qu’il renouvèlera avec génie dans Don Giovanni. Et, de façon encore plus marquée dans Cosi fan tutte, ossia la scuola degli Amanti, dans lequel il pousse son art de la caractérisation et de la coexistence musicale d’un divertissement plus dense jusqu’aux frontières du supportable et du compréhensible. Nous sommes en 1790. La révolution de 1789 vient juste de commencer en France.
Un peu de synopsis. Sans être musicologue, on peut même remarquer le traitement musical en fonction du comportement de classes, et en suivant le développement des intrigues. Magie de l’écriture, ces caractères individuels, Mozart les associe en de nombreux ensembles vocaux intégrés de manière complexe à l’ensemble orchestral. Chacun des tempéraments conserve sa réaction propre et l’action poursuivie assure l’unité de l’œuvre qui, ne l’oublions pas, se déroule sur une seule « folle journée ». Marcellina est la femme de chambre de la Comtesse Almaviva, qui n’est pas insensible au charme et à la jeunesse du page Cherubino, qui volette pour sa part, beaucoup, amoureux de la comtesse, s’amusant aussi avec Babette, la fille du jardinier Antonio. Pendant que le Comte Almaviva met la pression sur Suzanne, soubrette de la comtesse, fiancée de Figaro, le barbier aux mille tours. Qu’au château, il y a aussi Don Bartholo, le tuteur de Rosine, qui n’a pas apprécié le coup monté – voir l’opéra Le Barbier – et encore le professeur de musique Don Basilio, et encore Don Curzio, le juge, chargé de débattre de la promesse de mariage faite par le jeune Figaro à la moins jeune Marcellina en échange de quelques écus.
Le public viennois ne s’y trompa point. Il fut enthousiasmé par les qualités musicales de l’opéra. La plupart des morceaux durent être bissés et la première ne dura pas moins de six heures. Après la troisième représentation, l’empereur Joseph II décida même de faire interdire la reprise des arias, à l’exception des soli. Pourtant, les Noces disparurent de l’affiche en décembre 1786, après neuf représentations seulement. Le succès sera éclatant à Prague un peu plus tard.
Public bien-aimé, renseignez-vous sur les journées d’étude et conférences et débats qui accompagnent les six représentations qui seront données.
Extraits d’un entretien avec Attilio Cremonesi, chargé de la direction musicale
À la veille de cette nouvelle production, pourriez-vous nous donner quelques éléments de votre lecture ?
C’est la première fois que je dirige Les Noces de Figaro dans leur version scénique, et je suis particulièrement heureux de pouvoir le faire à Toulouse, complétant ainsi la trilogie Mozart-da Ponte. Chaque fois que je reprends la partition, je reste stupéfait devant la qualité du travail dramaturgique de Mozart, devant le caractère joyeux qu’il parvient à insuffler dans les airs mais aussi devant la richesse et la complexité de ses ensembles, en particulier dans les deux finales d’actes. Selon moi, Les Noces demeure un opéra traversé par un souffle de jeunesse, en particulier dans les airs, plus doux, presque « romantiques ».
À quatre ans d’intervalle, vous avez donné à Toulouse l’intégralité de la trilogie Mozart-da Ponte. Pour vous, Les Noces de Figaro (1786), Don Giovanni(1787) et Così fan tutte(1790) forment-ils un ensemble cohérent, relié par des thématiques communes ou seraient-ils plutôt trois chefs-d’œuvre isolés, explorant chacun une veine singulière ?
Les thèmes qui reviennent dans le répertoire opératique sont presque toujours les mêmes : amour, pouvoir, lutte entre les classes sociales, jalousie, haine, mais aussi pardon et réconciliation. Les faiblesses humaines et leurs passions sont toujours les moteurs de ces livrets. Da Ponte est un maître absolu lorsqu’il s’agit de créer des intrigues, des fictions à double sens tout en décrivant dans le même temps des sentiments ardents. Et tout cela est transformé en un chef-d’œuvre par
Mozart. Combien de compositeurs du XIXe siècle se sont insurgés contre Così fan tutte en se demandant comment il était possible que Mozart utilise son génie pour mettre en musique un livret aussi inepte ! Pour moi, les trois œuvres sont des monuments distincts, simplement reliés par un long fil rouge.
Finalement, Les Noces de Figaro racontent le combat de classe entre deux hommes et l’alliance de leurs deux femmes. Comment percevez-vous le caractère et la vocalité de chacun de ces quatre protagonistes, comment souhaitez-vous les associer ou les individualiser ?
Dès 1637, année de l’ouverture à Venise du premier théâtre public – c’est-à-dire entièrement financé par des spectateurs payants –, l’opéra s’est régulièrement fait l’écho des deux thèmes centraux de la vie : l’amour et la relation – souvent opposée à celui-ci – entre les diverses classes sociales. Au cours des siècles, ces thèmes ont été exaspérés et explorés sous tous leurs angles par les librettistes et les compositeurs. Au langage semi-sérieux de la parole et de la musique d’un Figaro, s’oppose celui élevé du Comte. La perspicacité des attitudes et des expressions de la Comtesse fait contrepoint aux passions (souvent violentes) de Suzanne. Entre ces deux pôles, prend place Chérubin, dont la sournoiserie et l’impulsivité sont caractéristiques d’un homme jeune et passionné. La musique de Mozart raconte et décrit chaque détail précis, chaque différence dans la passion, chaque rang social. Il serait impossible d’imaginer l’air « Se vuol ballare » chanté par le Comte, ou bien le « Deh, vieni non tardar » par la Comtesse. En ce sens, mon rôle est d’obtenir la plus grande caractérisation musicale pour chaque personnage, afin que les différenciations du livret et de la musique soient présentes dans notre interprétation.
Les Noces de Figaro sont chargés d’une tradition interprétative riche.
Pour vous, claveciniste et pianiste de formation, qui avez étudié à la Schola cantorum de Bâle – un des hauts lieux de la musique ancienne en Europe –, qui avez régulièrement travaillé avec René Jacobs, comment la percevez-vous ?
Quels sont pour vous les modèles de direction, les interprétations marquantes ?
Mes premières études en Italie ont d’abord été traditionnelles : piano, composition, orgue, direction d’orchestre. C’est seulement après les avoir achevées que je me suis rendu à Bâle pour approfondir le discours sur la pratique interprétative (du baroque au romantisme tardif). Depuis mon adolescence, j’ai pu écouter et apprécier des interprétations complètement différentes. Le Mozart que nous dirigeons aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’il y a trente ans, ce grâce à des musiciens tels que René Jacobs, Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, pour n’en citer que quelques uns, dont la vision issue du répertoire baroque a totalement modifié la donne. Pour ma part, j’essaie de transmettre ces conquêtes extraordinaires sans dénaturer mon tempérament ou ma perception et ma compréhension de la musique.
Propos recueillis par Charlotte Ginot-Slacik, février 2016
_______
Entretien avec Marco Arturo Marelli, chargé de la mise en scène
Comment avez-vous abordé cette mise en scène ?
Des images, des références ont-elles présidé à vos choix ?
Il y a sûrement différentes manières d’aborder une pièce ; quant à moi, je distinguerais dans un premier temps une approche émotionnelle et une approche intellectuelle. Dans cet opéra parfait, les deux se tiennent de manière parfaitement équilibrée.
L’ouverture bouillonne avec violence, j’y entends beaucoup d’éléments de combat, sans arrêt on rencontre des déplacements de proportions et des heurts de forces très différentes. Cette lutte m’a inspiré et j’ai essayé de la saisir dans une image, en tant que combat d’un ordre nouveau contre l’ancien. Dans la mythologie, ce thème est représenté entre autres par le combat des Dieux contre les Géants. Au Prado, à Madrid, j’ai vu La Chute des Géants de Francisco Bayeu, gendre de Goya. Cette œuvre m’a fasciné et m’a immédiatement fait penser aux Noces de Figaro. Je trouvais intéressant que dans ce tumulte, la seule figure qui se tient debout soit un homme libre et fier, dont l’attitude m’a immédiatement fait penser à Figaro – et qui d’ailleurs porte le bonnet rouge de la révolution.
J’ai complété ce tableau par une esquisse pour une fresque d’un plafond du peintre autrichien Daniel Gran, de l’époque mozartienne. J’y apprécie particulièrement la figure de Chronos, le Dieu du Temps, dont la faux ne symbolise pas seulement le caractère éphémère de la vie, mais aussi la Révolution française.
Pour le plan au sol du décor, j’ai choisi une pièce ronde. Les proportions fixes y apparaissent beaucoup plus dissoutes que dans une pièce rectangulaire. Les distances sont plus difficiles à évaluer et les positions exactes des personnages sont tout le temps remises en question ; on pourrait dire que les personnages nagent dans un espace sans appui stable, ce qui correspond au contenu de l’opéra. Par de simples déplacements dans cet espace, on a ensuite développé les différentes situations et scènes.
Quelles sont pour vous les différences majeures entre l’œuvre de Beaumarchais et celle de Lorenzo da Ponte et Mozart ?
Personne avant Beaumarchais n’avait critiqué de façon aussi virulente les privilèges de la naissance, la toute-puissance décrétée d’une noblesse qui n’avait dû que se donner la peine de naître.
Une puissante raillerie est également dirigée contre le clergé, les institutions cléricales et les fondements étatiques de l’époque féodale. Tout cela a fait que l’œuvre était interdite en Autriche. Afin de pouvoir tout simplement représenter la pièce, Da Ponte a dû diminuer la force explosive politique. Mais en collaboration avec Mozart, la force explosive érotique de la pièce a été augmentée et c’est ce qui rend l’œuvre encore plus intemporelle que la « Folle journée » de Beaumarchais. La révolution de Mozart va plus loin : pour lui il ne s’agit pas seulement de l’égalité homme-femme dans la société ou de l’abolition des différences entre les classes sociales, mais de la libre autodétermination de l’être humain en soi et c’est ce qui rend son œuvre impérissable.
L’acte final est réputé pour sa difficulté – toute l’action y est extrêmement complexe, faite de quiproquos…
Pour le dernier acte, j’ai choisi comme base la forme d’un labyrinthe. Les pièces et les murs du château sont détruits et la nature fait irruption dans l’œuvre. Une nuit dans un dédale, dans un entrelacs de haies taillées où les personnages peuvent se perdre complètement, se cacher et se retrouver avec soulagement. En outre, j’ai essayé de mettre en scène cet acte de façon aussi logique que possible, d’observer avec précision quand la Comtesse se change en Suzanne et que Suzanne chante son air des roses encore dans ses propres vêtements.
On souligne fréquemment le caractère très humain, vivant et réaliste des personnages de Mozart. Personne n’y est ni tout blanc ni tout noir…
Dans Les Noces de Figaro, il n’y a pas de personnage principal, puisque l’un dépend de l’autre. Certes, Figaro est le personnage titre, mais musicalement, le personnage principal est clairement Suzanne. Dans les ensembles aussi, c’est elle qui tient les fils en main. Le fait que dans certains ensembles la Comtesse soit musicalement subordonnée à Suzanne peut être lu au sens figuré aussi. L’idée de Mozart pour cette pièce est de dire que tous ont la même valeur et importance, c’est son idéal pour la communauté humaine. Jeune metteur en scène, je me sentais sans doute plus proche des personnages de Chérubin, de Suzanne et de Figaro, mais avec l’âge, l’histoire du mariage entre la Comtesse et le Comte a gagné en importance pour moi.
Propos recueillis par Jean-Jacques Groleau, février 2016
Vous pourrez retrouver l’intégralité des entretiens dans le programme de salle.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole
Les noces de Figaro
du vendredi 15 avril au mardi 26 avril 2016
—