Opéra – Palais Garnier/Cinéma UGC de Toulouse (rediffusion)
Eugène Onéguine – Piotr Ilitch Tchaïkovski – jeudi 03 mars 2016
La version « Tcherniakov » du grand-œuvre de Tchaïkovski, importée à l’Opéra de Paris en 2008, conserve son pouvoir de séduction par-delà les années.
La troupe du Bolchoï – solistes, chœurs et orchestre dirigés par le maestro Vedernikov – délivrait, voici huit ans, une prestation majuscule sur la scène du Palais Garnier. En jeu : une nouvelle production d’Eugène Onéguine, imaginée par le très avant-gardiste Dmitri Tcherniakov, récemment mis à l’index pour un Dialogue des Carmélites munichois fort peu goûté par les gardiens du temple bernanosien… S’agissant d’Onéguine, on ne saurait faire grief au metteur en scène russe d’un excès d’audaces formelles : le poème de Pouchkine, retouché par Tchaïkovski lui-même, prend ici la forme d’un austère huis-clos ; la trame qu’il dessine se noue autour d’une grande tablée bourgeoise, plongée dans un clair-obscur habillement façonné par le jeu des lumières.
C’est là, au milieu des rires et des chants, qu’apparaissent les grands protagonistes du drame : la jeune Tatiana, mélancolique et rêveuse, nouvelle Emma Bovary recluse dans le romanesque, à la recherche du grand amour ; sa sœur Olga, joyeuse et insouciante ; Lensky, le fiancé d’Olga, poète idéaliste et transi ; Onéguine, enfin, le voisin hautain et cynique auquel Tatiana voue une passion spontanée mais apparemment non-réciproque. Dans ce décor intimiste, les « scènes lyriques » agencées par Tchaïkovski s’enchaînent en un scénario limpide et implacable : Tatiana envoie une déclaration fiévreuse à l’adresse d’Eugène, qui l’éconduit sans ménagement ; au cours d’un bal donné en l’honneur de Tatiana, Onéguine, invité par Lensky, trompe l’ennui en flirtant ouvertement avec Olga. Humilié, Lensky provoque son ancien ami en duel. Au petit matin, le poète évoque avec regret les heures enfuies du bonheur et de la jeunesse, avant de tomber mort, victime du coup de feu d’Onéguine. Plusieurs années après, ce dernier retrouve Tatiana, devenue l’épouse du riche prince Grémine. Renonçant à son orgueil et à sa froideur de façade, Eugène avoue ses sentiments à l’ancienne ingénue, et la supplie de tout quitter pour le suivre. Tatiana, qui aime encore Onéguine, choisit cependant de rester fidèle à son époux. Elle s’éloigne, laissant Eugène en tête à tête avec son immense solitude…
Dmitri Tcherniakov
N’étaient quelques artifices hollywoodiens très dispensables – les fenêtres ouvertes à la volée par le vent furieux, le court-circuit ponctuant la rédaction enflammée de Tatiana… -, la production de Tcherniakov, sobre et efficace, s’avèrerait somme toute irréprochable. Bien sûr, le bât pourrait blesser à l’instant d’examiner le rapport au livret, resserré à l’extrême et quelque peu malmené par moments. Mais l’investissement des solistes et, surtout, des choristes du Bolchoï confère au spectacle un admirable relief, qui balaie d’emblée les éventuelles réserves des puristes. Le plateau réuni sur la scène de l’Opéra se hisse vers les plus hautes cimes de la vocalité : Mariusz Kwecién (Onéguine) n’est certes pas un acteur-né, mais sa prestance naturelle suffit à compenser son monolithisme relatif, et son bel organe de baryton, très « slave » de couleur, affronte noblement la scansion du rôle-titre ; la bien-nommée Tatiana Monogarova (Tatiana) fait entendre un timbre d’une exceptionnelle richesse, qui lui permet de trouver des accents bouleversants dans la grande scène de la lettre ; Andrey Dunaev met une admirable voix de ténor lyrique au service de la figure tragique de Lensky, magnifiée au deuxième acte par un modèle d’aria élégiaque (« Kuda, Kuda… »). Le grain est ensoleillé, le legato net et l’aigu éclatant, tandis que la présence scénique se révèle tout à fait convaincante. De leur côté, Margarita Mamsirova (Olga) et Anatoly Kocherga (Grémine) affrontent vaillamment les graves redoutables de leur rôle respectifs. Attendue au tournant du troisième acte, la basse ukrainienne fait montre d’un beau panache et d’une science du chant exemplaire, à l’instar des chœurs du Bolchoï, qui, intégrés au cœur de la production, renforcent le dynamisme et la cohésion de l’ensemble.
Andrej Dunaev
La phalange d’Alexander Vedernikov progresse en terrain connu. Elle rend le lustre qui convient à l’incomparable partition de Tchaïkovski, riche d’une inventivité mélodique à nulle autre pareille et des prouesses orchestrales qui firent la réputation du compositeur. Le chromatisme furtif du prélude, les merveilleuses polyphonies populaires du premier acte, le ruissellement pathétique des cordes, les fioritures feutrées des bois et les entrées altières des cuivres… tout ici est restitué dans une égale pureté, rehaussée par le miracle moderne de la technique. L’ovation délivrée par le public de la capitale au baisser du rideau apparaît comme la juste récompense d’un effort miraculeusement homogène. Capté en direct, le spectacle reste disponible en DVD. Avis aux amateurs…
Alexandre PARANT