Nommé le 1er novembre dernier directeur du Quai des Savoirs, le nouveau centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CSTI) de la métropole toulousaine, François Lajuzan fut pendant 18 ans directeur des affaires culturelles de la ville de Tournefeuille où il a mis en place et développé un projet culturel qui reste encore un modèle du genre aujourd’hui.
Entretien avec un bâtisseur, fédérateur et visionnaire, passionné et curieux de tout.
Commençons par le commencement… quelles furent les premières années de François Lajuzan ?
Je suis né à Bordeaux il y a 58 ans dans une famille d’ouvriers et d’employés. Pas de télévision à la maison, on jouait, on discutait, on écoutait les feuilletons radiophoniques… Nous étions immergés dans une culture et une mémoire populaires. Mon grand-oncle nous racontait comment les Brigades internationales passaient par lui pour aller en Espagne.
Mon grand-père avait été engagé dans la Résistance et déporté pendant la Seconde guerre mondiale parce qu’il avait été dénoncé par ses voisins. J’ai donc vécu et grandi dans cette histoire. Nous n’allions jamais au cinéma, au théâtre, à l’opéra ou à des concerts mais il y avait les livres, la radio, les histoires des anciens et la mémoire familiale.
Quelles études avez-vous suivies ?
Après avoir fait hypokhâgne et khâgne, je n’ai finalement pas passé le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure parce que j’ai découvert l’action culturelle à ce moment-là. Avec des copains, nous animions des ateliers d’expression culturelle pour les enfants au pied des HLM à Bordeaux. Nous travaillions en lien avec un centre social puis nous avons créé une association. C’était à la fin des années 1970, nous organisions des séjours pour les jeunes avec des thématiques culturelles, surtout théâtre et vidéo. En découvrant ça et en y prenant tout de suite goût, je me suis orienté vers l’animation socio-culturelle, l’éducation populaire, la direction de centres. J’ai obtenu un DEFA (Diplôme d’État relatif aux Fonctions d’Animation) et je suis entré à la Fédération Léo Lagrange. Plus tard, en 1995, j’ai repris des études et j’ai passé un DESS en développement culturel à Rouen.
Où avez-vous fait vos débuts dans l’animation socio-culturelle ?
La première partie s’est faite à Bordeaux et dans sa région. En 1992, je suis arrivé à Toulouse pour créer le service culturel de la Fédération Léo Lagrange Midi-Pyrénées. J’y réalisais des études pour les villes et j’organisais des formations et des rencontres professionnelles pour les permanents culturels. Nous montions également des projets avec les centres de loisirs, un festival jeune public intercommunal, des choses comme ça.
Puis c’est l’arrivée à Tournefeuille, longue et importante étape de votre carrière.
Oui, c’est en 1996 que la ville de Tournefeuille me recrute en tant que directeur des affaires culturelles. Danielle Buys, nouvelle adjointe à la culture à l’époque, voulait absolument développer une politique culturelle ambitieuse. Claude Raynal, alors 1er adjoint et futur maire de la ville, souhaitait dynamiser Tournefeuille par l’environnement, la culture, et des services pour les enfants. Dans ce but, ils avaient commandé une étude à la Fédération Léo Lagrange. J’ai réalisé cette étude et après la leur avoir remise, j’ai revu Danielle Buys qui m’a demandé qui j’allais lui envoyer pour mettre en place la politique que je proposais. Le projet m’intéressant beaucoup, ayant apprécié sa vision prospective de la culture, je lui ai répondu que je pouvais venir si elle le souhaitait. Voilà comment les choses se sont faites et comment je suis arrivé à Tournefeuille.
Quels étaient les grands axes de cette politique culturelle au départ ?
Ceux qui sont encore d’actualité aujourd’hui. D’abord assurer une présence artistique dans la ville, et pas seulement ponctuelle par un spectacle. Ensuite faire en sorte que ce soit toujours en lien avec les habitants, quelle que soit leur origine et ce dès le plus jeune âge. Enfin il fallait que ce soit un système ouvert sur le monde, dans les domaines du patrimoine ou de l’avant-garde, reposant sur la diversité culturelle et une vision internationale. Plus tard s’est ajoutée à ces trois principes de base, au fur et à mesure de la croissance de la ville de Tournefeuille, la culture pour le développement du territoire, y compris en ce qui concerne l’économie et l’emploi. Nous nous sommes rendu compte que, si les emplois culturels représentent 2% du total national, à Tournefeuille c’est 6%. Nous ne pouvions pas ne pas en tenir compte dans nos réflexions et nos choix politiques.
Vous êtes resté 18 ans à la direction des affaires culturelles de Tournefeuille, je suppose qu’il y a eu de grands projets, de grandes étapes ?
Il y a eu en effet de grandes étapes. La première fut la définition d’un projet culturel écrit, validé et soutenu par la municipalité, sur lequel pouvoir s’appuyer. Les deux ou trois premières années, nous n’avons réalisé que des choses « invisibles » en travaillant avec les crèches, les centres de loisirs, les maisons de retraite, en commençant à contacter des artistes.
A l’issue de cette phase initiale, nous avons lancé des actions « visibles » en implantant le festival Cuba Hoy, en organisant un peu plus de concerts, en développant avec la nouvelle médiathèque des activités en direction de la population. C’est la période où l’on constate que l’on ne peut pas tout faire par nous-mêmes et où l’on se dit qu’il faut ouvrir la commune aux partenariats et aux initiatives. A partir de là vont naître sur le territoire de Tournefeuille les associations Yemaya, Première Pression, la compagnie Emmanuelle Grivet, L’Usine, Marionnettissimo… C’est le vrai point de départ du développement culturel de Tournefeuille.
La troisième étape fut celle de la construction d’équipements avec le cinéma Utopia, l’Usine, le Phare et plus récemment l’Escale, en attendant la Maison du Grenier de Toulouse dont la première pierre a été posée en octobre dernier. Je n’oublie pas Le Phun et La Machine, qui sont toujours basés à l’Usine, et qui ont été de fidèles compagnons dans l’essor culturel de la ville.
Parmi tous les projets que vous avez menés à Tournefeuille, y en a-t-il qui ont une place spéciale dans vos souvenirs ?
Ah oui, Les Nuits euphoriques ! Avec deux souvenirs frappants, très spectaculaires. Le spectacle « Fous de bassin » de la compagnie Isotopie sur le lac, c’était vraiment extraordinaire. Et « Flammes » de La Machine où, autour des lacs et dans les bois, ils ont recréé des sentiers de flammes, de feux, avec des artistes qui intervenaient à divers endroits, un grand concert… C’est quelque chose d’inoubliable.
Les bons souvenirs ce sont aussi des gens qui sont venus nous voir, par exemple après un spectacle à l’Escale, pour nous dire : « On n’avait jamais mis les pieds dans un théâtre, on y est allés avec des voisins et c’était formidable, on reviendra ! ». Là on se dit qu’on ne travaille pas pour rien.
Je voulais aussi évoquer, parmi les bons souvenirs de cette période, une mission qui m’a beaucoup intéressé, c’est d’avoir été président de l’Association des Directeurs d’Affaires Culturelles de Midi-Pyrénées. Je crois que mes camarades et moi, à notre petite mesure, nous avons contribué à faire avancer la réflexion sur les politiques culturelles. Nous avons apporté des outils sur le numérique, l’éducation artistique, le transfrontalier, la citoyenneté, sur l’architecture et l’urbanisme. A nos rencontres venaient et viennent toujours des artistes, des élus, des directeurs d’équipements culturels, des étudiants… Il ne s’agit surtout pas d’une association fermée.
Autres réalisations importantes lors de votre passage à Tournefeuille, plusieurs projets européens transfrontaliers que vous avez montés avec l’Espagne.
Ça aussi, c’était une volonté de ma part et de Danielle Buys d’ouvrir la ville à ce qui se passe ailleurs, à d’autres cultures, d’autres pratiques. Avant les grands projets européens avec l’Espagne, il y a eu le Mali et New-York. Nous avons fait venir des artistes, nous y sommes allés, nous avons établi des ponts même s’ils n’ont pas été durables. Nous avons ensuite mené trois programmes européens transfrontaliers « Interreg ».
Le premier avec la ville de Huesca était simplement basé sur l’échange, l’idée de relais, en faisant venir le même artiste, en le mettant en résidence dans les deux villes, en coproduisant une exposition, un livre… Le deuxième programme a été mené avec la ville d’Olot en Catalogne. Il nous a permis d’aller beaucoup plus loin dans la coproduction de projets et la réflexion sur la culture. Pour le troisième avec Baracaldo, une ville du Pays basque espagnol, nous voulions expérimenter ensemble comment de petites villes peuvent être des villes créatives. Quant au quatrième qui est encore en cours, c’est la création d’un relais transfrontalier de villes créatives basé sur la conviction que l’art et la culture transforment le territoire, avec un volet touristique important. Comment on peut revitaliser l’art, la culture, le territoire en développant le tourisme culturel.
Durant cette période, à côté des nombreux bons souvenirs, y a-t-il aussi des regrets, des projets, des idées qui n’ont pas abouti ?
Non, pas vraiment même s’il y a eu quelques échecs, en tout cas des projets qui n’ont pas pu émerger. Un regret tout de même, que nous ayons dû abandonner Histoire en toutes Lettres, le festival littéraire consacré à l’histoire. Le responsable artistique a eu des problèmes de santé, nous n’avons pas trouvé de solutions pour le remplacer et on a dû se résoudre à arrêter. C’est le seul vrai regret que j’ai, de par mon penchant littéraire.
Aujourd’hui, nouvelle étape dans votre vie professionnelle, vous êtes devenu le premier directeur du Quai des Savoirs il y a trois mois. Le projet du Quai des Savoirs, en quelques mots, de quoi s’agit-il ?
Le Quai des Savoirs est un centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle pour la diffusion et le partage de la CSTI. Quand je dis « diffusion », il s’agit de montrer les dernières avancées de la technologie, de la recherche, toutes les choses passionnantes qui sont en train de se passer dans la science au sens très large, y compris les sciences humaines. L’autre aspect de ce projet étant le « partage », c’est-à-dire aborder les questions qui agitent notre société, inquiètent les citoyens vis-à-vis de la science et, partant de là, essayer d’apporter des réponses ou des pistes de réflexion. D’autre part, partage dans la forme de ce que va proposer le Quai des Savoirs. Être dans l’échange, dans un lien participatif de découverte active des dispositifs de la démarche scientifique. Il n’y aura donc pas de conférences mais des « cafés-savoirs », des expositions et des installations interactives. Les propositions concerneront tous les âges et tous les publics, aussi bien les amateurs éclairés que des personnes qui n’ont même pas l’idée que la culture scientifique puisse les intéresser.
Quels sont les partenaires de ce projet ?
Le projet du Quai des Savoirs est totalement partenarial, tout s’y fait en co-construction. Il y a d’abord les partenaires membres du comité d’orientation qui participent à la gouvernance, qui débattent des grands axes du projet, des principales décisions. Ce sont les représentants des collectivités (Région, Ville et Métropole), les représentants de l’État (DRRT, le Rectorat), les grandes associations de culture scientifique et technique (Science Animation, les Petits Débrouillards, Planète Sciences), et puis des personnalités qualifiées qui représentent le monde de l’entreprise comme Christian Desmoulins (président du Cercle d’Oc), Jean Paoletti (président d’Ambition Toulouse Métropole) et Francis Duranthon (chercheur et directeur du Muséum de Toulouse). Citons également parmi les partenaires la Mêlée Numérique qui s’installera ici dans quelques mois puisque le monde du numérique sera évidemment très présent au Quai des Savoirs.
La saison sera articulée chaque année autour d’une grande exposition de février à août. De septembre à décembre, nous accueillerons de nombreux événements, La Nuit européenne des Chercheurs, La Fête de la Science, Smart City, Futurapolis, nous reconduirons Lumières sur le Quai en novembre, etc…
Le Quai des Savoirs est aussi un équipement « métropolitain ». L’autre aspect du projet, c’est d’amener des actions dans les 37 communes de la Métropole : Camion science, Camion Météo, Planétarium itinérant, conférences, expositions thématiques… Plus généralement, notre leitmotiv, c’est de « construire le futur ».
Connaissant votre passé de directeur des affaires culturelles, on peut imaginer que la proximité géographique du Quai des Savoirs avec le Théâtre Sorano, le Muséum, le Jardin botanique et l’Université Fédérale Midi-Pyrénées donnera lieu à des collaborations, des croisements entre les arts et les disciplines.
Oui, avec mes collègues qui dirigent les structures que vous venez de citer, nous partageons le souhait que ce coin devienne un véritable quartier créatif autour des savoirs. C’est une idée ancienne, on parlait déjà naguère de « Quartier des sciences », de « Quartier de la connaissance ». Là, on y est. Par exemple, La Semaine du Cerveau sera accueillie au Quai des Savoirs, à la Faculté de Médecine et au Muséum. Chercheurs, ingénieurs et artistes s’entendent très bien pour explorer diverses pistes qui mènent à des collaborations communes.
Existe-t-il un équivalent du Quai des Savoirs ailleurs qu’à Toulouse ?
Non, tous les partenaires et acteurs du secteur, et pas seulement à Toulouse, s’accordent à dire que ce genre d’établissement est totalement atypique. Cette sorte de « ruche » où se rencontrent chercheurs, entreprises, associations, artistes, enseignants, animateurs pour faire des choses ensemble, en partenariat, en co-construction, est unique en France. Et puis il y a l’idée d’avoir une filière sur la médiation de la CSTI, ce qu’on appelle le « Carrefour », un lieu de rencontres entre tous les acteurs du secteur où l’on définit une thématique et on essaie d’inventer des dispositifs de médiation à partir de la recherche fondamentale, de la recherche appliquée, on forme des animateurs, on envoie des médiateurs dans la métropole, on publie… Là encore, c’est inédit.
Une question épineuse maintenant… Vous qui avez connu une espèce d’âge d’or de la culture en France, dans les années 1980, 1990 jusqu’au début des années 2000, lorsque l’argent public et les budgets alloués à la culture étaient élevés : comment voyez-vous l’avenir de ce secteur maintenant que les financements publics sont en baisse, tendance qui devrait s’accentuer dans les années à venir ?
Il est vrai que jusque récemment, j’ai connu chaque année une augmentation de budget. Et maintenant, c’est chaque année une diminution de budget… Il va sans dire que ce n’est pas sans conséquences pour la culture, pourtant il faut faire face et aussi se poser des questions sur le gaspillage qu’il a pu y avoir à une certaine époque. L’avenir est à la mutualisation des moyens et des services. Pour donner un exemple, le Muséum et le Quai des Savoirs sont deux établissements proches et il ne sert à rien d’avoir deux services communication, deux services techniques séparés, a fortiori lorsqu’une part de notre activité n’est pas linéaire à l’année (expositions, événements ponctuels). Donc plutôt que de restreindre l’activité de nos établissements, il vaut mieux faire des économies en rationalisant les dépenses de fonctionnement, en mutualisant, en faisant appel à des prestataires extérieurs lorsque c’est nécessaire, etc… Dans le même ordre d’idée, il faut faire beaucoup plus appel à la mutualisation avec le secteur privé, non pas le mécénat mais le tiers-secteur, les associations, les compagnies, comme nous l’avons fait à Tournefeuille. C’est ce que j’appelle la co-construction entre acteurs responsables. Je n’ai jamais supporté la « politique de guichet » où un artiste vient se lamenter en disant qu’il a un projet extraordinaire et en quémandant de l’argent pour le monter. Les choses ne peuvent pas se faire dans un rapport commercial ou pire encore de mendicité, ce qui est intolérable. On doit co-construire ensemble, dans une relation adulte, un projet commun où chacun trouvera sa place en apportant son savoir-faire et ses moyens.
Pour terminer cet entretien, parlons un peu de l’homme privé. Que fait François Lajuzan de son temps libre lorsqu’il en trouve ? Quelles sont vos passions ?
En ce moment, comme je suis novice en la matière, je me passionne pour la culture scientifique. Je lis Science & Vie, Sciences & Avenir, La Recherche. Je découvre des choses phénoménales sur la physique quantique, l’espace, la médecine, le génome… Je suis un grand lecteur depuis toujours, j’aime la littérature mais c’est la curiosité qui me guide avant tout. J’ai une passion pour Kawabata, Kafka, pour la littérature scandinave et des auteurs comme Strindberg ou d’autres plus contemporains. Et puis j’ai la grande chance d’avoir des facilités avec la langue espagnole, de par mes origines familiales et mes études initiales, ce qui me permet de lire dans le texte des romans d’auteurs hispanophones. A part ça, j’écoute beaucoup de musique classique et ce qu’on appelle les musiques du monde. Tout peut m’intéresser tant que c’est bon. Dans la musique dite « classique », j’aime Chostakovitch, Sibelius, Stravinsky, des compositeurs contemporains comme Philip Glass et Steve Reich. Sans oublier certaines symphonies de Beethoven, et Mozart dont j’adore le Requiem. En parlant de ce genre, j’ai mon trio de requiems favoris, ceux de Mozart, Fauré et le merveilleux Requiem allemand de Brahms.
Je garde aussi du temps pour l’enseignement, la transmission, puisque je continue à intervenir dans le cadre du master 2 administration des activités culturelles de la faculté Toulouse 1-Capitole. J’intervenais dans d’autres formations mais j’ai dû arrêter, ne pouvant pas tout faire. Il faut avoir le sens des priorités… et l’objectif dans l’immédiat, c’est l’ouverture du Quai des Savoirs au public le mardi 16 février à 10 heures !
Le Quai des Savoirs, 39 allées Jules Guesde 31000 Toulouse
www.en-attendant-le-quai.toulouse.fr
Inauguration officielle le lundi 15 février en présence de Jean-Luc Moudenc
Ouverture au public à partir du mardi 16 février à 10h
Le Quai des Savoirs sera ouvert toute l’année, du mardi au dimanche de 10h à 18h.
photo Quai des Savoirs © Patrice Nin