En cette fin d’année qui restera dans les annales comme l’une des plus noires de ce XXI° siècle qui en a déjà connu quelques unes, nous avons eu l’honneur et le bonheur d’assister à l’un des derniers concerts des « Bratsch », groupe mythique qui a arpenté les scènes du monde entier depuis plus de 40 ans ! Et cette soirée fut un vrai réconfort tant par la chaleur de la Musique, avec un grand M, que par l’Humanité, avec un grand M, des musiciens et des organisateurs.
L’Amicale des Arméniens de Toulouse, et son parrain Jean-Marc Phillips-Varjabedian, nous ont habitués depuis 19 ans à des concerts d’anthologie, au bénéfice des Enfants d’Arménie et de France, dans une belle et bonne ambiance ; mais celui-ci fut exceptionnel à plus d’un titre.
D’abord, dois-on le rappeler, parce que nous sortions d’un automne difficile pour tous ceux qui aiment la Démocratie, la Liberté et la Vie tout simplement, mais aussi la France comme patrie des Droits de l’Homme.
La commémoration de la Journée internationale de commémoration et de la dignité des victimes du crime de génocide ce 9 décembre à Toulouse au Conseil départemental, organisée par l’Amicale des Arméniens, rassemblant des représentant des Kurdes, des Turcs, des Chrétiens Chaldéens, des Rwandais, des Israélites etc. a été un grand moment d’émotion.
Mais la Culture devait reprendre ses droits.
D’emblée, Quai n° 5 a mis le feu aux poudres, époustouflant le nombreux public par la virtuosité de ses musiciens, mais aussi par leur façon originale de métisser les styles musicaux : Après un rêve de Gabriel Fauré en « tango rock », Le petit Mozart en « berceuse », Carmen on the sand « punchy », Tosca mini en « ballade », La fuite en Fi, Wotan en emporte le vent, etc…, passant allégrement de « la panthère rose » à « la truite » de Schubert, pour une Station Opera, créée au Parc Floral de Paris, qui déclanche l’enthousiasme du public partout où ils passent, et en particulier ce soir.
Mozart et Verdi inventeurs des airs yiddish, Bach et Mahler des rythmes brésiliens et Vivaldi de la musique irlandaise ?
Stéphane Logerot, compositeur et contrebassiste de l’Orchestre National de France, à l’esprit très créatif, n’a pas oublié que les compositeurs classiques se sont beaucoup servis de musiques populaires, et transforme naturellement des pièces très connues de ce répertoire en morceaux de samba, de tango, de rhythm and blues, de klezmer ou de jazz…
Depuis 5 ans Quai n°5, que l’on retrouve depuis dans les grands festivals et sur les scènes aux quatre coins de la France, fait, lui, le chemin inverse en allant de la musique classique à la musique populaire, avec une bonne humeur et un entrain contagieux.
Pour donner vie à ces arrangements ludiques… mais pointus, il lui fallait trouver les artistes, nécessairement de culture et de formation classiques, mais capables de gérer cette métamorphose musicale: le pianiste Dimitri Naiditch, le percussionniste François Desforges, l’accordéoniste Rémi Poulakis, également ténor; et bien sûr le violoniste Jean-Marc Phillips, parrain de l’Amicale des Arméniens de Toulouse. Sans oublier, la soprano Magali Léger, qui a fort à faire pour tenir sa place au milieu de ces 5 bonhommes, mais s’en tire haut la main, malgré sa fragilité apparente.
C’est finalement un bel hommage à l’opéra (en particulier italien) et aux musiques du monde, en tant que creusets de vie, où le public reprenait des mélodies connues de tous, avant de partager des nourritures terrestres; un lieu de convivialité bien à l’image de cette soirée.
Et ce soir, c’était la Fête à Bratsch* qui emprunte son nom au « bratsch » roumain, le violon alto que les Lautari (« trouvères », musiciens traditionnels de Roumanie et de Moldavie, dont beaucoup sont des Roms ; ils forment des groupes de quatre à dix musiciens) utilisent pour marquer le contretemps.
Bratsch* est l’une des plus belles aventures françaises dans le domaine des musiques du monde. Passant du romani à l’italien et de l’arménien au russe et au français, du Jazz manouche et de la musique klezmer au Rebetiko et au Blues… le groupe s’est imposé en créant un langage original à partir des traditions puisées par-delà le Danube, mais aussi autour de la Méditerranée orientale, en bien sûr dans les racines arméniennes. Fin 2013, le quintette a édité une anthologie savoureuse, brossant son itinéraire après plus de 40 ans d’existence, et plus de 2000 concerts partout dans le monde… La musique de Bratsch rayonne d’une inventivité toujours jubilatoire. Un chaleureux voyage musical, un florilège de musiques et de chansons, porteur de senteurs lointaines et de grands espaces…
Chacun de ces musiciens fils du vent, comme les appelait Gil Pressnitzer**, est virtuose. Ils peuvent alors librement improviser, jouer à l’instant et recréer un folklore imaginaire plus vrai que vrai, rejoignant ainsi la trajectoire de Bartok.
Foin de l’authenticité notariale des folkloristes entomologistes, tout est revisité, emprunté, rendu au centuple par la joie de voyager à la fois dans sa tête et dans celle des autres.
Ils ont pris à bras-le-corps toutes ces musiques d’errances juives, tziganes, arméniennes, et bien d’autres dont celle du territoire d’ailleurs : le jazz land. Brassant les langues : roumain, yiddish, grec, hongrois, russe, tzigane à leur culture bien occidentale, ils ont laissé mijoter des années le tout, pour nous le servir plein d’arômes.
Comme l’explique lui-même Bruno Girard, le violoniste, « à force de jouer toutes ces musiques tirées des répertoires traditionnels, nous avons commencé à inventer des thèmes, recréer des images, une fantasmagorie à partir d’un mélange de culture qui est en train de disparaître en Europe Centrale pour cause de nationalisme exacerbé ».
Il faut lire le superbe Edito que leur a consacré Jean-Marc Phillips-Varjabedian dans le programme de cette soirée***, pour savoir ce que veut dire le mot Fraternité, inscrit au fronton de nos Mairies (et que certains aimeraient bien voir effacé).
Et la chanson Siamo tutti fratelli résonnait ce soir avec une force toute particulière, dans une Europe et une France « menacées de tant de muselières » (Léo Ferré), au cœur de Toulouse, dans l’écrin de la Halle aux Grains:
Siamo tutti fratelli
Nous sommes tous frères
d’amore e di liberta
de l’amour et de la liberté
Bianchi neri rossi gialli siamo tutti insiemi
Blanc rouge jaune Noirs sont tous les ensembles
Per l’eternita
Pour l’éternité
Vita vita vita
La vie à vie à vie
Balla balla per noi
Balle balle pour nous
Vola vola l’anima
Envolez-vous dans l’âme
Vola vola vola
Vole, vole voler
Il n’y a pas de plus bel acte de résistance que de transmettre la culture et les valeurs de ceux qui nous ont précédés ; et que la Poésie ne doit jamais s’éloigner ni de la tendresse ni de la révolte : c’est pour cela que les vrais poètes sont des révoltés de la tendresse.
Je vous souhaite un Joyeux Noël ; et une année nouvelle qui soit douce et belle:
Janvier pour dire à l’année « bonjour »
Février pour dire à la neige « il faut fondre »
Mars pour dire à l’oiseau migrateur « reviens »
Avril pour dire à la fleur « ouvre-toi »
Mai pour dire « travailleurs nos amis »
Juin pour dire à la mer « emporte-nous très loin »
Juillet pour dire au soleil « c’est ta saison »
Août pour dire « l’homme est heureux d’être homme »
Septembre pour dire au blé « change-toi en or »
Octobre pour dire « camarades la liberté »
Novembre pour dire aux arbres « déshabillez-vous »
Décembre pour dire à l’année « adieu, bonne chance. »
Et douze mois de plus par an,
pour dire « je t’aime ! ».
Alain Bosquet (1919-1998)
E.Fabre-Maigné
14-XII-2016
Pour en savoir plus :
* L’Anthologie « Brut de Bratsch » (World Village – Harmonia Mundi)
a reçu le Coup de Cœur Charles Cros 2014.
** http://www.espritsnomades.com/sitemusiquedumonde/bratsch/bratsch.html
*** Quand j’étais étudiant au C.N.S.M. de Paris, en dehors des nombreuses heures quotidiennes consacrées à l’étude du violon et son répertoire, j’aimais bien explorer d’autres domaines musicaux liés à mon instrument : J-Luc Ponty, S. Grappelli, Didier Lockwood, Piazzola, etc… Après les avoir découvert, « Bratsch » est devenu immédiatement mon groupe de prédilection. J’ai fini par les rencontrer grâce à un ami commun, nous sommes devenus très rapidement amis. Un jour, après une semaine de triomphe tous les soirs à la salle « L’Européen » à Paris, ils avaient organisé une grande fête « Tzigane » avec tous les groupes auxquels ils étaient liés, une ambiance incroyable, des musiciens partout, tous plus talentueux les uns que les autres, des tapis d’orient, des parfums de nourritures et boissons venus d’ailleurs, Un vrai film de Kusturica !
J’y étais invité, ayant mon violon avec moi, ils m’ont demandé de jouer quelque chose … seul « classique » au milieu de ce monde du voyage de la liberté musicale, de l’émotion à fleur de peau, je me sentais intimidé et déplacé : Bruno Girard (le violoniste du groupe) à insisté et m’a dit : « Joue un Bach ! » J’ai commencé dans un brouhaha sympathique et en quelques secondes, le silence s’est établi ; j’avais choisi un morceau lent et recueilli, ce qui semblait une gageure. Tous se sont mis à écouter religieusement et, à la fin, m’ont fait un joli succès, je n’en revenais pas ! C’est un de mes meilleurs souvenirs musicaux, car de ce jour j’ai compris qu’ « il n’y a pas de frontières en Musique ». Depuis, j’en ai fait un précepte qui a dirigé ma vie artistique.
Merci aux « Bratsch » d’avoir ouvert les yeux à un jeune étudiant du conservatoire un peu coincé (l’étudiant, pas le conservatoire !) Merci à mon « compatriote » Dan, pour sa guitare aussi merveilleusement « manouche » qu’ « orientale » et pour sa voix brulante et un peu sauvage comme le soleil d’Arménie; Merci à Nano, pour sa clarinette kaléidoscope prenant toutes les couleurs, du Yiddish, à la Macédoine en passant par la Bulgarie ou la Grèce; Merci à François, pour son accordéon « Titi Parisien » capable de revêtir les plus beaux costumes des pays de l’Est et de la Méditerranée; Merci à Pierre et à son successeur Théo, d’être le mât rythmique et harmonique de ce splendide navire musicale et enfin Merci à « mon collègue » Bruno, de savoir jouer du violon « autrement »; quand après des journées décourageantes où je m’étais escrimé sur un Mozart ou du Beethoven, sans grands résultats, je me mettais un disque de « Bratsch » et je retrouvais amour et espoir en mon instrument en voyant qu’il pouvait exprimer toutes les couleurs de notre monde.
Merci, mes frères. J-M.P-V.