Entretien mélomane avec l’ancien directeur de la Cinémathèque toulousaine, féru d’histoire, de peinture, de théâtre… et d’opéra. Langue de bois s’abstenir !
Pouvez-vous évoquer les grandes lignes de votre CV professionnel ?
Je suis né en 1944 à Rodez, dans l’Aveyron. Ma famille et moi-même sommes arrivés à Toulouse en 1952. J’ai effectué mes études au lycée Bellevue. Par la suite, j’ai obtenu une licence d’histoire-géographie qui m’a préparé au CAPES et, plus tard, à l’agrégation d’histoire. Après avoir enseigné un an à Samatan (Gers), j’ai eu la chance de passer deux ans à Milan en tant que coopérant, avant de revenir à Toulouse et d’obtenir un poste au collège Lamartine. En 1981, j’ai été détaché de l’Éducation nationale pour m’occuper de la Cinémathèque de Toulouse, à laquelle je me consacrais bénévolement depuis 1964. Au bout de deux ans, à la suite de différents problèmes internes, j’ai préféré démissionner pour m’investir au sein du rectorat de l’Académie de Toulouse. J’y ai été successivement chargé d’actions culturelles, directeur de cabinet du recteur et responsable de la DESUP (Division de l’Enseignement Supérieur, NDLR). En 1997, je suis revenu à la Cinémathèque sur demande de Daniel Toscan du Plantier, qui dirigeait alors l’établissement. J’y suis resté en qualité de délégué général jusqu’en 2005, date à laquelle j’ai décidé de me retirer pour me consacrer à mes seules envies. Depuis lors, je mène une vie de retraité heureux !
Comment avez-vous accompli votre formation musicale ?
Ma formation est très sommaire. Hormis quelques cours de base suivis dans le cadre scolaire, je n’ai reçu aucune «éducation» musicale, et je ne suis pas musicologue. On peut dire que je suis plus un amateur qu’un véritable spécialiste. Je m’intéresse à l’opéra en tant qu’art « total », dans une perspective que nous pourrons définir plus tard.
Que rapport entretenez-vous avec la ville de Toulouse et son théâtre ?
Toulouse est ma seconde ville natale. J’y ai passé mon adolescence, ma jeunesse et mon âge mûr, ce qui justifie l’attachement que je peux lui porter aujourd’hui. J’avais dix ou onze ans lorsque je suis allé au Capitole pour la première fois. C’était pour une représentation de Carmen, dont je me souviens très précisément. J’y suis retourné quelques fois dans les années 1960, durant ma période étudiante, mais la passion ne m’est vraiment venue qu’à partir de mon séjour milanais, alors que j’enseignais l’histoire-géographie au Lycée Français de la ville. J’ai découvert une vision de l’opéra plus large que celle qui m’avait été proposée jusque là, et cette initiation m’a poussé, une fois rentré, à fréquenter le Capitole avec davantage d’assiduité. C’est ainsi que je suis véritablement entré en contact avec le théâtre toulousain.
Comment définiriez-vous le lien qui unit le septième art à l’opéra dans votre parcours personnel ?
Je crois être assez représentatif d’une génération qui a d’abord aimé le cinéma. J’ai eu quinze-vingt ans à l’époque de la Nouvelle Vague, du grand renouvellement des mises en scène qui ouvrait la porte à un univers inédit et qui, de ce fait, renforçait beaucoup l’attrait exercé par le septième art sur les jeunes de mon âge. Vers la fin des années 1960, lorsque je suis parti pour l’Italie, j’ai eu l’impression d’en savoir assez et d’avoir besoin d’autre chose, car le cinéma ne m’apportait plus tout à fait ce que j’en attendais. C’est alors que l’opéra a pris le relais, au moment précis où j’ai été amené à découvrir une nouvelle conception de l’art lyrique et un répertoire que je ne connaissais pas encore. Mon attirance ancienne pour le cinéma m’a conduit à m’intéresser à la mise en scène, au jeu des acteurs ou au décor au même titre qu’à la musique. En ce qui me concerne, le lien que vous évoquez a donc été établi de manière très naturelle.
Quelles collaborations médiatiques poursuivez-vous dans le domaine lyrique ?
Depuis 1986, j’écris dans presque tous les numéros du mensuel Opéra Magazine. En tant que chroniqueur, je suis amené à rédiger des critiques de disques, de livres et de DVDs, plus, épisodiquement, quelques comptes-rendus de manifestations lyriques. A ce titre, je vais prochainement me rendre à Lyon pour assister à la représentation du Roi Carotte (Offenbach), mise en scène par Laurent Pelly. Une soirée qui s’annonce extrêmement agréable.
Quel est votre premier souvenir relatif à l’art lyrique ?
La Carmen toulousaine dont nous avons parlé en début d’entretien. Je me souviens d’avoir été frappé par la prestation de Lucienne Anduran dans le rôle-titre. De fait, j’ai appris plus tard que cette cantatrice avait été l’une des grandes Carmen des années 1930 à 1950. Les décors, les costumes, la frénésie passionnelle qui entourait le spectacle m’ont laissé une impression tout à fait marquante. Le second déclic est intervenu à la Scala, au cours de mon séjour milanais : vers la fin de l’année 1969, j’ai assisté à une représentation bouleversante de Samson et Dalila, qui a beaucoup compté dans ma vie de mélomane. Je garde également un souvenir ému de la fameuse Norma représentée à Orange en 1974, avec Montserrat Caballé dans le rôle-titre. C’est donc à ces trois éblouissements que je dois d’avoir été vraiment « éveillé » à la grandeur de l’art lyrique.
Lucienne Anduran
Quels sont vos plus grands souvenirs musicaux ?
D’abord la Norma de Montserrat Caballé. Le temps – épouvantable -, le vent violent, le prestige entourant l’opéra mis en scène, la présence d’une immense diva … tous les éléments étaient réunis pour donner à ce spectacle un caractère hors norme, qui s’est vu confirmé a posteriori par le témoignage des spectateurs présents au théâtre antique d’Orange. Ensuite, je citerai le premier Fidelio donné à la Halle aux Grains (en 1977, NDLR) et dirigé par Michel Plasson, sur une production de Jorge Lavelli. Toute la scène finale, richement colorée par opposition à la grisaille qui émaillait les actes précédents, revêtait une dimension magique que j’ai rarement retrouvée par la suite à Toulouse. Ce sont les deux moments de grâce qui me viennent le plus spontanément à l’esprit.
Quelles sont, selon vous, les spécificités de l’opéra par rapport aux autres formes d’expression artistique ?
L’opéra se démarque de ses homologues en faisant appel à différentes techniques artistiques. Une production digne de ce nom doit réunir une grande musique, de grands interprètes, une mise en scène intelligente, des décors inspirés et – ne l’oublions pas – un public de qualité, car l’opéra ne peut se concevoir sans ce contact direct avec les spectateurs qui lui donne sa raison d’être. C’est pourquoi j’ai toujours été très réservé vis-à-vis des films d’opéra et de la retransmission des soirées lyriques dans les salles de cinéma…
Nous y reviendrons plus loin. Pouvez-vous citer, à brûle-pourpoint, les ouvrages qui vous sont les plus chers ?
Eugène Onéguine (Tchaïkovski), Iphigénie en Tauride (Gluck), Macbeth (Verdi), Le Vaisseau fantôme (Wagner), Samson et Dalila (Saint-Saëns), Wozzeck (Berg), La Grande-duchesse de Gérolstein (Offenbach). Je tiens beaucoup à l’éclectisme de cette liste. De mon point de vue, il n’y a rien de pire que la spécialisation à outrance, le cloisonnement à un micro-répertoire dont on ne sort jamais. Dans le domaine lyrique, j’ai toujours veillé à rester ouvert à tout, y compris aux œuvres contemporaines ou même à la comédie musicale américaine.
Quel est votre instrument de prédilection ?
Si l’on parle de chant, une voix de contralto. Autrement, un violoncelle.
Quels sont les artistes les plus marquants qu’il vous ait été donné de voir et d’entendre?
Je garde un grand souvenir de soirées passées au Liceu de Barcelone – souvent en compagnie de Robert Pénavayre et Serge Chauzy – à entendre Placido Domingo ou Montserrat Caballé s’exprimer dans un répertoire méconnu, que le grand public redécouvrait après plusieurs années d’oubli total. Dans les années qui ont suivi, j’ai été très impressionné par le jeune Roberto Alagna, à l’apogée de ses moyens vocaux. Parmi les ambassadrices de la tessiture qui m’est chère, je citerai Marilyn Horne ou, plus tard, Ewa Podles. Tous ces artistes m’ont marqué durablement, mais je précise aussitôt que je ne veux pas être un amateur de divas. Je n’ai pas la passion exclusive. Je crois qu’il faut toujours être à l’affut d’une voix qu’on ne connaît pas et qui vous surprend. Si l’on ne va à l’opéra qu’avec des souvenirs, on fait fausse route.
Ewa Podles
Le CD-DVD que vous conseilleriez d’emblée à un néophyte ?
Sans doute le Werther de Benoît Jacquot, dirigé par Michel Plasson et interprété par le duo Jonas Kaufmann/Sophie Koch. Je pense qu’il s’agit de la meilleure approche pour un débutant.
Auriez-vous un ouvrage (papier) à recommander spécialement au profane ?
J’aurais plutôt tendance à lui dire : « Ne lisez rien, allez voir sur pièce et laissez-vous aller. Ne commencez pas par lire ». Sinon, autant avoir un dictionnaire. Beaucoup d’amateurs ont la mauvaise habitude de mélanger les époques. Ils ne comprennent pas que le répertoire chanté en 1848 n’était plus le même qu’en 1830 ou 1780. Je reste historien dans l’âme, et les confusions de ce genre ont tendance à m’accabler. La consultation du dictionnaire aide au moins à les éviter…
Récemment, vous animiez une conférence à la librairie Ombres Blanches en compagnie de Richard Martet, qui venait présenter un ouvrage consacré aux grandes divas du XXe siècle. Qu’avez-vous pensé de ce livre ?
Richard Martet a le grand mérite de fournir des renseignements extrêmement clairs. De surcroît, il évite de tomber – comme certains de ses confrères – dans des digressions fumeuses qui occultent entièrement les références historiques dont je viens de parler. Pour moi, un livre consacré à l’art lyrique doit s’appuyer sur des dates, des comparaisons et des données irréfutables. Autrement il ne peut pas tenir la route. Et ce constat est valable pour l’opéra comme pour le cinéma ou la peinture.
Les soirées les plus mémorables (brillantes on calamiteuses) auxquelles vous ayez assisté au Capitole ?
Je dois préciser au préalable que je ne suis sans doute pas le plus fidèle des abonnés du Capitole. J’ai d’autres centres d’intérêt – le cinéma, la peinture -, et je peux parfaitement vivre sans l’opéra, même s’il continue à me procurer de très belles émotions. J’entretiens toujours une relation régulière avec l’art lyrique, mais je ne suis pas pour les liens organiques obligatoires. Le fait de ne pas avoir de contrainte journalistique locale – qui m’obligerait, par exemple, à couvrir toutes les soirées proposées par le Capitole ou la Halle aux Grains – me permet de me limiter aux spectacles qui m’intéressent le plus. Ce point étant éclairci, je peux dire que le dernier Rigoletto m’a beaucoup plu. L’an dernier, la mise en scène de Daphné m’avait paru extrêmement satisfaisante. En réalité, je suis de plus en plus attiré par les œuvres que je connais mal, ou par les représentations qui mettent en vedette un interprète que j’aime sans l’avoir jamais vu dans le rôle concerné – ce qui était le cas de Ludovic Tézier dans Rigoletto. S’il faut parler plus globalement, je me contenterai d’affirmer que l’on a vu des choses merveilleuses à Toulouse pendant toute la durée du mandat de Nicolas Joël.
Vous avez vu se succéder un certain nombre de directions (Izar, Couret, Doucet, Joël, Chambert) à la tête du Capitole. Quelle fut la « marque de fabrique » de chacune d’entre elles ? Quelles évolutions avez-vous pu constater ?
J’étais très jeune à l’époque de la direction Izar, et je ne peux donc pas en dire grand-chose. Je sais que son grand mérite fut d’ouvrir le Capitole à des galas wagnériens de haute tenue durant l’après-guerre, à une époque où le théâtre toulousain avait encore un grand renom. J’ai un peu connu Gabriel Couret, qui venait du milieu de l’opéra et qui produisit quelques très beaux spectacles, comme le Don Carlo de 1972, admirablement chanté par José Carreras et Nicola Ghiuselev. Doucet a pris la suite avec beaucoup de compétence, bien aidé, il est vrai, par le formidable travail effectué en amont par Michel Plasson, dont on a un peu trop tendance à oublier aujourd’hui tout ce qu’il a fait pour Toulouse et pour la musique française. En 1990, Nicolas Joël est arrivé, fort d’une culture très solide qui ne se limitait pas à la chose lyrique. Grâce à sa curiosité naturelle, il a su donner une chance à de jeunes chanteurs prometteurs, qui lui doivent, de fait, une partie du succès qu’ils ont pu rencontrer par la suite – je pense à Roberto Alagna, Leontina Vaduva, Alain Fondary, Juan Diego Florez ou Jonas Kaufmann. S’agissant de Frédéric Chambert – que je connais moins -, il faut commencer par reconnaître que son travail n’a pas été très facile. A son crédit, il y a incontestablement l’ouverture du Capitole à des œuvres contemporaines, que l’on n’aurait sans doute pas données sans lui ; à son discrédit, le recours trop systématique à un agent fournissant les distributions clé en main. Je remarque par exemple qu’à l’exception de Ludovic Tézier, aucun chanteur français important n’est appelé à s’exprimer dans les grands ouvrages programmés pour la saison en cours. Cela pose un vrai problème, car je crois que le directeur d’un théâtre hexagonal – et je dis cela sans nationalisme exacerbé – reçoit la mission de défendre et de soutenir les artistes de notre pays. Les distributions françaises des opéras dont nous parlons existent, et les directeurs des grandes maisons nationales se doivent de battre la campagne pour essayer de les réunir. Autrement, ils se condamnent à passer par des circuits internationaux, et l’on assiste – comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui – à une banalisation du chant et de l’orchestre. Dans cet art fragile qu’est l’opéra, je pense que s’il n’y a pas une sonorité particulière à Toulouse, différente de celles que l’on peut entendre à Vienne ou à San-Francisco, c’est que quelque chose est en train de mourir.
Même question pour la transition Plasson/Sokhiev
On est exactement dans le même problème. Michel Plasson est resté très longtemps à Toulouse. Il a façonné son orchestre d’une manière peut-être trop personnelle – on a pu lui reprocher d’être resté trop longtemps en poste -, mais en prenant soin de défendre âprement un certain type de musique. Si l’on peut, aujourd’hui, entendre constamment le répertoire français de la fin du XIXe siècle et du début du XXe à la radio, la référence dans ce domaine reste l’orchestre du Capitole dirigé par Michel Plasson. Indéniablement, Tugan Sokhiev a apporté un sang neuf, une vision et une technique différente. Avec lui, l’ONCT est devenu l’un des meilleurs orchestres « russes » du monde. Tugan Sokhiev reste un chef international, qui a placé la phalange toulousaine à un niveau mondial. Ce faisant, il n’a peut-être pas conservé les anciennes spécificités qui lui donnaient une identité « propre ». Peut-être est-ce un bien pour l’orchestre à certains égards, mais je ne peux m’empêcher de trouver cela regrettable, au nom de la vision que j’ai exposée il y a quelques minutes.
Parmi les artistes ayant fait leurs premières armes au Capitole, quels sont ceux qui vous ont le plus séduit ?
Un peu avant Carreras, il y a eu Viorica Cortez, une grande mezzo-soprano roumaine ; puis Alain Vernhes, baryton de talent, qui a fait une très belle carrière sans jamais oublier le théâtre du Capitole ; Alain Fondary, bien sûr, dont nous avons déjà parlé ; et, bien entendu, Ludovic Tézier, que l’on ne présente plus. Dans une interview donnée à Opéra Magazine, qui paraîtra au mois de février, il rappelle très honnêtement ce qu’il doit au Capitole et à Nicolas Joël, dont le rôle aura été déterminant pour l’essor de sa carrière. Cette reconnaissance, admirable de la part d’un artiste établi, confirme s’il en était besoin que Tézier est bien l’un des grands noms de la scène lyrique actuelle.
Alain Vernhes
Quelle est la dernière production qui vous ait subjugué ?
L’ouverture de saison du Capitole. J’ai beaucoup aimé ce spectacle (couplage du Prisonnier et du Château de Barbe-Bleue, NDLR), qui m’a paru en tout point réussi. Il fallait une certaine audace pour proposer au public deux œuvres assez rarement données, qui exigent tout de même un réel effort de la part du spectateur. Quoique peu expérimenté dans le domaine lyrique, Aurélien Bory est parvenu à monter une production intelligente et efficace. Vocalement, la distribution tenait parfaitement la route et s’est montrée irréprochable sur scène. Voilà une belle soirée, comme je les aime !
La première de Turandot au Capitole, en juin dernier, s’est soldée par une splendide bronca, adressée à l’encontre de Calixto Bieito. Quel jugement personnel avez-vous porté sur cette production ?
Un contresens absolu. Turandot est l’un de mes opéras favoris. Au fil du temps, j’ai eu l’occasion d’être confronté à plusieurs visions différentes de cet ouvrage. Je conçois tout à fait que l’on puisse avoir une approche plastique originale, susceptible de renouveler un peu l’ordinaire des productions. Mais là, M. Bieito s’est trompé du tout au tout : d’abord, je m’insurge contre cette tendance paresseuse de certains metteurs en scène actuels qui consiste à vouloir faire en permanence « L’opéra pour les nuls ». Ce n’est pas parce que l’argument de Turandot prend place en Chine qu’il faut se sentir obliger de faire référence à Mao ou au productivisme. De même qu’il n’est pas nécessaire de représenter Hitler ou Mussolini à chaque fois qu’il est question d’un quelconque tyran ! Le système adopté par Calixto Bieito gommait totalement les aspects de l’ouvrage qui renvoyaient au conte ou à la magie, ce qui me paraît déjà extrêmement gênant. De surcroît, il témoignait d’une volonté évidente de choquer à tout prix : l’empereur en couche-culotte, Turandot arrivant le crane rasé à la fin de la scène des énigmes, la malheureuse Liù à qui l’on fait subir les pires sévices… tout cela finit par être franchement excessif. Et je ne parle même pas du je-m’en-foutisme qui conduit à dire presque explicitement au public : « la fin ne m’intéresse pas, je la donne en version de concert ». Pour moi, donc, une tentative nulle et non avenue. Je le dis d’autant plus volontiers que j’avais vu, du même Calixto Bieito, une production bâloise d’Aïda qui m’avait beaucoup intéressé, car elle jouait avec la remise en question d’une manière assez intelligente. Mais cette Turandot, définitivement non !
Plus largement, quid du problème des mises en scène contemporaines, fustigées par une grande partie du public » traditionnel » ?
Je ne suis absolument pas opposé aux productions novatrices. Aux yeux de certains mélomanes, ce sont elles qui sauveront l’opéra en proposant une alternative aux spectateurs les plus blasés… il n’est pas exclu que ce scénario se réalise dans le futur. Mais il faut impérativement éviter d’aller contre l’esprit de l’œuvre mise en scène, et renoncer au simplisme outrancier dont nous venons de parler, qui conduit à transformer Scarpia en fasciste à chaque représentation de Tosca ! La modernisation jusqu’au-boutiste se révèle très irritante, et finit par user les plus solides patiences. La politique allemande du « Regietheater », symptomatique de cette mouvance, est sans doute bien intentionnée, mais il faut reconnaître qu’elle tombe très souvent à plat. Autre problème : on assiste de plus en plus à un « formatage » des chanteurs d’opéra qui tend à empêcher, par exemple, un artiste un peu trop enrobé de faire une grande carrière internationale. Or, pour moi, l’art lyrique reste étroitement lié aux domaines de la religion et de l’imaginaire. Le spectateur doit faire l’effort de participer à une émotion collective en allant au-delà du réalisme le plus basique. Sans quoi, il ne peut toucher à ce qui fait la véritable magie de la musique et de la scène.
Dans une perspective plus large, comment voyez-vous l’évolution de l’art lyrique au cours de ces dernières décennies, et quelles perspectives d’avenir envisagez-vous pour lui ?
J’ai eu la chance d’appartenir à une tranche d’âge qui redécouvrait l’opéra, à un moment où des chanteurs et des metteurs en scène talentueux œuvraient pour le faire revenir à la lumière. Il faut se souvenir que dans les années 1930-50, l’art lyrique était tombé dans une certaine désuétude. Beaucoup de gens le considéraient comme un genre obsolète, réservé à un public élitiste et un peu névrosé… A la fin des années 1960, la tendance s’est inversée et l’on a pu assister à un retour en force de l’opéra, dont témoignent, par exemple, les productions de Daniel Toscan du Plantier. Venant moi-même du cinéma, j’ai pu, à ce moment précis, découvrir la magie du monde lyrique. Le spectacle « total », la prise de risque imposée aux chanteurs, le foisonnement des décors… tout cela constituait un émerveillement nouveau pour le jeune homme que j’étais. Cette phase de renouveau a duré quelques années. Par la suite, plusieurs évolutions se sont manifestées, qui ont rendu les choses beaucoup plus difficiles. Aujourd’hui, l’opéra exerce encore un certain attrait, mais les productions deviennent hors de prix, et le public ne répond pas toujours à ce qui lui est proposé. Quelle que soit l’œuvre à l’affiche, il n’est pas évident, au Capitole ou ailleurs, de faire salle comble avec une soirée lyrique en 2015. A cet égard, l’avenir me paraît un peu inquiétant à l’heure actuelle…
Qu’en est-il du devenir de l’école de chant française ?
Elle est clairement en déclin, précisément parce qu’il n’y a pas de débouché immédiat pour beaucoup de jeunes chanteurs français. Contrairement à leurs homologues allemands, les théâtres français ne possèdent plus ces troupes sédentaires qui permettaient, autrefois, aux artistes en devenir de faire leurs premières armes. Par ailleurs, la pression médiatique conduit à des excès nouveau, qui rappellent ceux du monde de la Variété : on lance un chanteur à grand renfort d’argent et de publicité, pour le balancer aussitôt s’il a le malheur de ne pas donner satisfaction immédiatement. Je pense aussi que nous devrions nous poser quelques questions relatives à l’enseignement dispensé dans nos conservatoires…
Les interprètes d’aujourd’hui vous procurent-ils la même satisfaction que ceux d’hier ?
J’essaie de ne pas vivre qu’avec des souvenirs, et je crois qu’il est possible de connaître de grands bonheurs dans le domaine lyrique sans être confronté à des artistes exceptionnels. Au mois d’août dernier, j’ai assisté à une représentation de L’île de Tulipatan dans le cadre du Festival Offenbach de Bruniquel (Tarn-et-Garonne, NDLR). La distribution regroupait de jeunes chanteurs formés, pour certains d’entre eux, au Conservatoire de Toulouse. Il y avait autour de ce spectacle un enthousiasme, une chaleur, une implication et une qualité globale – notamment dans la direction musicale de Jean-Christophe Keck – tout à fait admirables. J’en suis ressorti ravi, avec l’impression d’avoir vécu un très beau moment d’opéra. Les dorures, les stars, le prestige du répertoire ne sont pas indispensables au mélomane sincère. Il faut parfois s‘aventurer en dehors des grands circuits pour s’en rendre compte.
Quelle est aujourd’hui la place du théâtre toulousain ? Quels sont les principaux atouts qui lui permettent de la conserver ?
J’attends de connaître le nouveau directeur, le cahier des charges qu’il mettra en place et les projets auxquels il s’attèlera. Le théâtre du Capitole reste, par la qualité de son personnel – techniciens, choristes, décorateurs etc.-, un établissement de très haut niveau, qui bénéficie, de surcroît, d’un orchestre formidable. Les atouts sont là, encore faut-il qu’ils reposent sur un vrai projet, au service d’une ambition bien définie. Cette remarque vaut d’ailleurs pour tous les centres culturels de la ville – les Abattoirs, le TNT, la Cinémathèque, le musée des Augustins etc. Je ne suis pas sûr que le compte y soit encore aujourd’hui…
Quel regard portez-vous sur l’idée de faire passer l’opéra dans les salles obscures ?
C’est comme suivre la messe du dimanche sur la deuxième chaîne. Si vous êtes croyant, vous savez que la liturgie repose sur une participation collective que la télévision ne peut pas remplacer. Pour moi, l’opéra au cinéma est un moindre mal ou un pis-aller. Je crains que ce ne soit aussi une fausse route. Historiquement, l’art lyrique est fondé sur le lien qui unit les interprètes aux spectateurs dans un cadre scénique. N’importe quel artiste vous dira que les ondes qui circulent dans la salle au moment où il chante sont absolument irremplaçables. J’aime le cinéma, j’aime l’opéra, mais l’idée d’assister à une représentation par écran interposé annihile, de mon point de vue, tout ce qui fait la magie de l’art lyrique. De plus, il est évident qu’un néophyte qui entendrait, dans des conditions techniques optimales, Joyce DiDonato ou Jonas Kaufmann depuis le MET ou le Covent Garden aurait tendance à dénigrer quelque peu, par la suite, les productions du Capitole… Autant de raisons pour lesquelles j’évite résolument les retransmissions dont nous venons de parler. Il vaut mieux passer une journée à Bruniquel que deux heures à l’UGC devant La Damnation de Faust…
Propos recueillis par Alexandre PARANT.