Les dames étaient nombreuses ce soir-là, dont certaines énamourées, pour le retour de l’Helvète le plus célèbre avec le joueur de tennis Roger Federer. On ne présente plus ce Suisse chantant, à la voix et à l’accent facilement reconnaissables, qu’il chante en suisse-allemand, en italien, en anglais ou en français : si ses textes, dont certains de ses complices les écrivains Philippe Djian et Martin Suter, ne sont pas toujours compréhensibles, ses mélodies accrocheuses séduisent le plus grand nombre.
Ce soir, nombreux sont ceux autour de moi à être surpris de ne voir sur scène que ses guitares et d’étranges machines dans un clair-obscur bleuté : on reconnaît bien sûr l’accordéon sur son socle, le piano droit, la batterie et le grand orgue. D’emblée, je suis sidéré par l’ambiance magique de cet orchestre d’automates, sept au total ; même si je me surprends à penser aux musiciens réduits au chômage (mais les techniciens semblent nombreux dans la coulisse et en régie). Au début de ses expérimentations, alors qu’il passait des heures à programmer la charleston, un ami a dit au chanteur : « Oui, mais pourquoi ne prends-tu pas un batteur ? » Et il raconte : « Je suis devenu rouge comme un enfant pris en train de voler des bonbons ».
Aujourd’hui, sans fausse honte, il déguste ses bonbons, commande une partie de ses robots à l’aide d’un pédalier Midi (Musical Instrument Digital Interface permettant l’échange entre des isntruments de musique et des ordinateurs) : un système de boucles déclenche les machines pour leur indiquer ce qu’il attend d’elles. Ce cabinet de curiosité musicales (« Wunderkammer ») a bien besoin de cet horloger suisse pour le diriger, car sinon ce serait l’anarchie; même si l’homme reconnaît que parfois il y a quelques révoltes dans ses programmations. On tremble pour lui, car il y a un Tesla coil, cette machine qui crache des arcs de 250 000 volts en produisant des sons saturés. Au passage, l’artiste rend hommage à Thomas Edison, l’inventeur du phonographe (après Charles Cros), sans qui il n’y aurait pas d’enregistrement et donc de disques.
Il y a quelque chose de Pat Metheny et ses guitares sidérales, semblables à un orchestre symphonique, dans ce numéro d’homme orchestre. Le son est spectaculaire, il peut le moduler, le pousser, le garder, le compresser, comme s’il commandait les vents, tout en gardant un air léger et joueur. Ses instruments sont devenus des machines, mais des machines qui laissent néanmoins leur place à des moments très épurés. Car il a l’intelligence et la sensibilité de revenir à des interprétations acoustique en solo, à la guitare ou au piano.
Revenu à ses premières amours synthétiques et à la techno-pop de ses débuts, il a réalisé un très vieux rêve de l’Humanité*, et parvient à se renouveler en Docteur Stéphan et Mister Eicher, un jeu de lumières spectaculaire à la Peter Gabriel (encore des automates qui font penser à des grands animaux domestiqués) et son humour pince sans rire faisant le reste. La salle conquise est debout et ses fans les plus acharnées sont à nouveau sous le charme. Jusqu’à son prochain passage.
Quelques jours plus tard, en la Cathédrale Saint Etienne, pour l’ouverture du 20° Festival Toulouse les Orgues, c’est à la magnificence de la polyphonie occidentale qu’Odyssud nous conviait avec la Missa Salisburgensis d’Henrich Franz Ignaz von Biber (1644-1704), un monument du Baroque autrichien pour 53 voix : Les Passions – Orchestre Baroque de Montauban, Les Sacqueboutiers – Ensemble de Cuivres Anciens de Toulouse, l’Ensemble Scandicus – Ensemble vocal professionnel à voix d’hommes (qui se partageront dans les stalles de chaque côté de la nef), le Chœur de jeunes du Conservatoire à Rayonnement Départemental du Tarn, et Les Eclats, chœur d’enfants et de jeunes (!) ; plus d’une centaine de personnes sous la direction François Terrieux, que l’ampleur de la tâche qu’il s’est choisie n’impressionne pas. Au contraire, il ne se départit jamais de son bon sourire.
Mais d’abord, en hors d’œuvre de cette monumentale gourmandise, Michel Bouvard interprète une fantaisie sur les notes de la gamme de Johann Jakob Froberger (1616-1667) depuis le grand orgue dont le buffet vient d’être restauré et mis en lumière ce soir: pour éviter un torticolis, on se contente d’écouter tout en laissant les yeux vagabonder sur les chaudes couleurs des murs de briques du site qui nous accueille.
Car c’est dans la Nef Raymondine (commencée dans les premières années du XIII° siècle, sur l’église d’Izarn du XI° siècle) et sous sa rosace, devant ses portes monumentales, que ce concert exceptionnel a lieu; on se réjouit une fois de plus que le projet de sa destruction (!) en 1864, par un architecte ambitieux pour prolonger la nef de Bertrand de l’Isle-Jourdain, n’ait pas abouti.
En 1682, pour célébrer le onzième centenaire de l’archevêché de Salzbourg, mais aussi sans doute pour louer la Paix chrétienne après les désastres et les horreurs de la Guerre de Trente Ans (1618 à 1648)***, le prince-archevêque voulait une œuvre qui dépasse l’imagination et le luxe « ordinaire » des cours autrichiennes. Avec la Missa Salisburgensis, il a été servi : Biber s’acquitta de la tâche au-delà de ses espérances…
Aujourd’hui, ce programme musical peu joué réunissant les meilleures phalanges musicales de la région a attiré un public si nombreux que la Cathédrale n’avait pas vu depuis longtemps une telle affluence.
Composée de 56 parties différentes, chœurs et instruments, fanfares de cuivres et orgues, divisées en 7 groupes répartis dans l’espace. Violons, violes, flûtes, hautbois, cornets à bouquins, clarini, trompettes, sacqueboutes, timbales et orgue sont requis : c’est une mise en espace sonore que crée Biber. Pour que la musique sonne dans toute sa splendeur, le compositeur a imaginé des masses musicales qui se répondent, en jouant avec la réverbération naturelle du lieu.
A noter que Jean-Pierre Canihac et Daniel Lassalle, fondateurs des Sacqueboutiers étaient déjà présents dans l’enregistrement de La Battalia à 10, par Jordi Savall, Hesperion XXI, La Capella Reial de Catalunya, et le Concert des Nations.
En ouverture, c’est Jean-Marc Andrieu des Passions, qui dirige cette Sonate étonnante de modernité, à l’étonnant rythme « con ligno » (frappé sur les cordes avec le vois de l’archet) et qui évoque même une danse folklorique irlandaise, tandis que Canihac s’était réservé auparavant la Sonata Sancti Polycarpi à 9, dans un déluge de cuivres. Ensuite, tous deux se fondent au milieu des musiciens, l’un avec son cornet à bouquin, l’autre avec sa flûte à bec.
La masse instrumentale impressionnante est bien répartie, ce n’est le Baroque le plus éthéré, mais « ça chante ! » comme dit en souriant mon voisin, musicologue averti; et on est fier de nos musiciens régionaux.
Quant à moi, j’admire ces visages d’enfants des Eclats illuminés par la Musique :
De toutes les joies d’ici-bas,
Nul n’en saurait goûter de plus délicate
Que la mienne : je la dispense par le chant…
Là plus de place à la colère, à la chamaille,
A la haine, à la jalousie !
Elle donne au cœur le calme,
Le prépare, l’ouvre…
(Martin Luther 1483-1546)
Et je vous salue, ô sons,
Ailes d’oiseaux et d’abeilles
Ailes de sylphes et de papillons
Qui voltigent autour de mes oreilles.
La 20° édition du Festival Toulouse les Orgues**** est bien lancée, et l’on va saluer les jours prochains l’audace de son programmateur musical, Yves Rechsteiner, attaché à faire (re)découvrir « ces fabuleuses machines musicales » que sont les orgues, qui n’aurait peut-être pas hésité, me semble-t’il, à inviter Stephan Eicher et ses automates musiciens, en particulier le grand orgue Midi.
E.Fabre-Maigné
7-X-2015
Pour en savoir plus :
* Les plus anciens automates musiciens remonteraient aux temps de la Rome et de la Grèce antiques. Leur développement, vers des systèmes de plus en plus sophistiqués, a eu lieu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont des instruments de musique mécaniques, mis en sons et mouvements par des roues dentées, des engrenages, des horlogeries, des pistons.
** Connue sous le nom de nef « raymondine » ou « nef Raymond VI », car les armes des comtes de Toulouse sont représentées sur l’une des clefs de voûte, cette nef était, de par son ampleur (19,20m de large sur 19m de haut) la première grande manifestation architecturale unissant les tendances locales aux formes du répertoire français. Le dépouillement des parois de brique, la beauté et la puissance des lignes évoquent les constructions de l’ordre cistercien, alors représenté sur le siège épiscopal toulousain par l’évêque Foulques, ancien troubadour, ayant trahi la Poésie à cause d’un amour déçu, et devenu grand brûleur de Cathares devant l’éternel, qui avait besoin d’un lieu unique pour la liturgie et sa prédication enflammée, c’est le cas de le dire. Elle est actuellement considérée comme le prototype de l’architecture gothique méridionale : plus tard, après 1270, une nouvelle génération d’édifices toulousains (églises des Jacobins et des Cordeliers) portera ce style à sa maturité.
*** La guerre de Trente Ans est le premier grand conflit des Temps modernes.
Elle a ruiné pour longtemps l’Europe centrale et laissé l’Allemagne exsangue, avec deux millions de morts parmi les combattants et davantage encore parmi les civils, soit en tout au moins cinq millions de victimes pour une population totale de quinze à vingt millions d’habitants dans le Saint Empire romain germanique.
Cette guerre semée d’atrocités et de massacres en tous genres a été provoquée par une obscure querelle entre les protestants de Bohême et Matthias, empereur d’Allemagne et roi de Bohême, par ailleurs catholique.
**** www.toulouse-les-orgues.org