Un coffret-voyage par Etienne Bours & Jean Pierre Urbain
(Le Chant des Fleuves : Une collection discographique du label Accords Croisés)
© George Mitchell
L’Histoire a voulu faire de ce Sud une terre de rencontres fracassantes entre des hommes d’origines extrêmement différentes. Il fallait que les expressions musicales digèrent cette complexité humaine. Il fallait que les langues se heurtent et se mélangent, il fallait que les chants sortent des champs de coton pour aller dire à la ville les traces de leur cheminement. Il fallait que les instruments à cordes et les cuivres s’inventent un univers dans l’urgence d’une soif de liberté et de dignité. Etienne Bours
L’histoire, les conditions d’apparition et de développement de ces musiques aident à comprendre, par extension, ce qui compose le bain culturel et ses expressions – pour le coup – bien actuelles. Le long du Mississippi comme ailleurs dans le monde, on chante la vie d’aujourd’hui. Puissants courants en eaux profondes.
Peut-on dire que l’ensemble de ces traditions musicales « historiques » a pris le train de la modernité (les styles musicaux mainstream, la technologie, …) ? Autrement dit, peut-on rester « root » et en même temps furieusement moderne ?
« Il me semble que certains bluesmen ou pratiquants d’une musique assez Blues du sud ont pleinement conscience (ou instinctivement conscience) que leur musique se suffit à elle-même. Parce qu’elle a été novatrice, « moderne », bien avant d’autres, parce qu’elle a été la base du Rock’n’roll, du Rhythm’n’blues et de leurs dérivés qui alimentent absolument tout ce qu’on entend sur la planète depuis plus de soixante ans. Cette musique est toujours moderne. La sève est la même qu’il y a un demi siècle. Il suffit de la jouer, de la partager, de la donner et d’expliquer aux jeunes, comme le fait Jimmy Duck Holmes, qu’elle est essentielle, qu’elle est l’expression des gens du sud, qu’elle est leur musique. Pourquoi penser à la moderniser, la transformer ? On risquerait de la dénaturer et de faire le jeu de ceux qui veulent tout faire passer dans le même moule. Alors que ce moule là il a été créé là et pas ailleurs. »
Zachary Richard ©J Faugere – Guelel Kumba © JP Urbain
Et donc que chantent ces musiciens ? Sont-ils des sortes de héraults ? portés, connectés avec la vie de la rue, des juke-joints, des chantiers agricoles, … ?
« Le Blues reste ce qu’il a toujours été. Un étonnant mélange de descriptions crues de la vie, des relations, de l’amour, des influences de la religion (ce Gospel Blues très présent). Il y a bien sûr des bluesmen actuels qui ont un chant socialement engagé (je pense à Otis taylor qui a parfois été très clair). Mais le Blues qu’on entend au sud reste ce qu’il a toujours été : simplement une musique du quotidien. On va chanter l’ouragan puis l’errance ou l’exil, la nostalgie, la rupture, l’alcool, le sexe… Le chanteur reste une sorte de chroniqueur et aussi quelqu’un qui est là pour donner du plaisir, du rythme au quotidien, du beat à la nuit. Il est là pour qu’on s’amuse, qu’on boive, qu’on parle, qu’on rigole, qu’on prenne son pied et qu’on réagisse haut et fort à ce qu’il chante. Reflet ou miroir de la communauté, il chante pour elle. »
L’auteur du premier livre en français consacré à Pete Seeger et d’une somme dédiée à la musique Irlandaise a-t-il détecté dans ces courants observés dans le Delta une forme d’engagement vers le militantisme, le grassroot movement, .. ou l’activisme citoyen, l’antiracisme, la protestation contre les violences institutionnelles, etc… ?
« Je n’ai pas détecté ça sur place, ni dans ce que j’ai écouté ou sélectionné pour le coffret. Cette dynamique passe plus par le Rap ou par une certaine chanson d’aujourd’hui (la Soul actuelle). On aurait pu faire un double cd de Rap… mais ce n’est pas un domaine dans lequel je suis très connaisseur. Le Blues n’est pas militant mais il est une façon de vivre et de penser et, au fond de cette culture, se trouve forcément une opposition, une sorte d’engagement a contrario. Vivre et chanter le Blues, c’est sans doute forcément condamner certains comportements typiques d’une société « blanche » faite par et pour les blancs. Mais on n’est pas dans la chanson militante ni dans le protest song. Le Blues est plus un constat qui semble chanter : On vit comme ça parce qu’on n’a pas le choix . »
© JP Urbain
Etienne Bours voyage dans les musiques populaires depuis fort longtemps. Une fois passée la griserie de la re-découverte des traditions pures, il a fréquenté ces ‘communautés’ et les a observées. Il donne aujourd’hui des clefs pour comprendre l’évolution de leur expression, ce qu’elle devient une fois frottée au monde moderne. Au pays du ‘melting pot’ érigé en modèle culturel, le poste d’observation est idéal. Un peu plus sociologue ou ethnologue par la force des choses, entend-il toujours battre, dans les juke-joint ou au milieu d’un carnaval, la pulsion d’une musique en train de se faire, branchée en direct sur les gens ?
« Oui, je suis toujours surpris quand je fais une immersion de ce genre. Agréablement surpris. Dans un juke joint, j’ai retrouvé ce que j’ai vécu dans une pena de Flamenco à Xérès : baigner dans un milieu où je suis totalement étranger et où j’observe une communauté qui partage, qui jubile, qui réagit ensemble ou séparément (comme des vagues qui montent et descendent, petites ou grandes). Et moi, je vois, j’entends, je découvre ce que je croyais connaître, je déguste… parce que je vois une musique qui se crée non pas sur une scène du fait de quelques musiciens ou chanteurs mais dans un lieu où tous agissent et où tout agit (l’environnement, le moment, la météo, l’alcool ou la bouffe, le nombre de gens…). Et au lieu d’avoir l’impression d’être dans le grand melting pot, j’ai eu, à divers moments et à divers endroits, l’impression (la certitude) d’être dans des cultures très précises – alors même que d’autres cultures s’agitent peut-être à quelques mètres (New Orleans, Lafayette…). J’ai vécu ça aussi en d’autres endroits mais le cas du Blues et du Flamenco m’a frappé. On pense à une musique solitaire, une sorte de cri poussé par un chanteur perdu dans sa nostalgie, sa douleur, sa personnalité écorchée, comme s’il ne chantait que lui. Puis on se rend compte, à le voir face à son public, qu’il chante ce que chacun, à sa manière, est prêt à crier, hurler, chanter. Et on réalise alors à quel point ces musiques sont communautaires, attendues par des publics qui ont besoin de leurs chanteurs pour sortir leurs tripes, mais aussi leurs joies autant que leurs peines. »
En France, on parle beaucoup ces dernières années de « musiques actuelles » (un grand fourre-tout inventé par les institutions pour faire des économies d’échelle sur les subventions, on peut aussi le penser). Il y a de belles découvertes, bien sûr, et sûrement de la sincérité. On a pourtant souvent le sentiment de rester majoritairement du côté des musiques savantes, à tout le moins orientées vers la recherche formelle. Rien à voir avec le jaillissement, l’élan « organique » et le joyeux kaléidoscope des musiques du Mississippi. C’est le fleuve qui décide ? Il est plus fort que tout?
« Tout à fait d’accord. On fabrique de plus en plus de musiques qu’on « dit » actuelles, mais elles sont fabriquées, usinées, manufacturées. Produits parmi les produits. Les musiques du coffret Mississippi me paraissent bien peu « produits ». Il y a un élan, un jaillissement organique, terre à terre, brut (c’est de l’art brut s’il faut parler d’art) qui fait sortir ces musiques. Elles ne sont pas pensées en termes culturels. Dans notre coin d’Europe, les musiciens demandent des subsides pour composer, répéter, faire des résidences, construire des spectacles, enregistrer des disques… Aucune des musiques rencontrées en Louisiane et dans le Mississippi ne passe par ce genre de filière. Elles jaillissent naturellement, spontanément. Elles font partie d’un ensemble bien plus homogène que notre système, où la musique est dans la catégorie culture, qui elle-même est dans la catégorie loisirs… qui elle-même est sans doute divisée en loisirs sérieux ou élitistes et loisirs d’entertainment… etc. Je pense que les musiques du coffret Mississippi sont des musiques traditionnelles au sens strict du terme ; elles font partie d’une culture orale en évolution constante, mais en relation étroite avec une population qui s’y reconnaît. »
Pour refermer cette série d’articles, un groupe qui aurait pu figurer dans la sélection: Rising Star Fife and Drum Band – preuve que le champ est immense et la musique partout. Musique pour un pique-nique, en 2010, et regardez, tout y est: la flûte taillée dans la tige de canne à sucre, les tambours militaires détournés, les rythmes qui résonnent d’Afrique, la basse électrique et la technologie de sonorisation du 21e siècle.
Pierre David
un article de la Maison Jaune
Rising Star Fife & Drum Band – Shimmy She Wobble – North Mississippi Hill Country Picnic 2010
www.accords-croises.com (pour info)
Distribution Harmonia Mundi (aussi dans ses boutiques – soutenez votre disquaire)
http://musique.fnac.com/a7727090/Blues-Mississippi-le-chant-des-fleuves-CD-album