Deux beaux spectacles vus récemment m’ont amené à me poser cette question qui n’est pas neuve, mais, à mon humble avis, toujours et plus que jamais d’actualité.
L’Histoire du Soldat d’Igor Stravinsky*, présentée à Odyssud dans une création de l’Arcal**, a le mérite de renouveler la mise en scène de cette œuvre, trop peu jouée, par des ambiances oniriques et des éclairages léchés: un soldat-funambule et Pierrot lunaire, un Diable très Marquis de Sade, des musiciens aux allures de punks, une superbe danseuse-contorsionniste dans le rôle de la Princesse…
Malgré quelques petits passages à vide, étonnants pour une composition de moins d’une heure, on redécouvre avec plaisir ce conte intemporel où un soldat vend au Diable son petit violon, et par là-même son âme, en échange d’un livre (de changes ? un traité d’économie ? ) pouvant assurer sa richesse, un « livre magique qui prédit l’avenir pour faire de l’argent ».
Stravinsky et l’écrivain suisse Ramuz (1878-1947) ont inventé, à partir d’une légende populaire russe, un genre nouveau mêlant musique, théâtre parlé, mime et danse. Pour ce conte universel revisitant le mythe de Faust, la mise en scène rend visible la place de la musique: le chef d’orchestre endosse le rôle du diable et tire toutes les ficelles. L’orchestre sur scène devient un véritable personnage, les morceaux musicaux (tango, valse, ragtime, danse du diable…) donnent parfaitement le rythme du récit.
Et le public de la grande salle blagnacaise qui s’est laissé emporter, comme le Soldat, dans un tourbillon de rêve, aurait mérité par ses applaudissements un rappel musical.
Ce soir là, avec les accords déchirants du violon et les soli de la batteuse (oh le vilain mot !) ayant tendance à la tonitruance (« Faire un bruit de tonnerre. Les Allemands ne cessent d’y envoyer de vastes obus qui tonitruent de temps en temps en nous secouant dans notre sous-sol in Barbusse, Feu, 1916 »), je ne peux m’empêcher de penser une fois de plus que la partition musicale écrite en 1917 par le compositeur russe stigmatise les horreurs de la Grande Guerre, que l’on peut y entendre les « sifflements, glapissements, miaulements, hurlements, éclatements, crépitations, secousses, tremblements, cadavres mal enterrés qui vous regardent, effrayante odeur d’engrais, d’excréments d’animaux, d’équarrissage, bouffées de charogne, vagues de pourritures… de ce royaume de la Mort » décrit par les Poètes poilus de l’anthologie de Roland Dorgelès, Le Tombeau des Poètes.
Sans que cela nuise à la qualité de son écriture musicale qui lui a largement survécu et s’écoute aujourd’hui avec autant de bonheur.
Mais en ces temps de « fleur au fusil », il était plus que mal vu, voire déconseillé, de critiquer les beaux militaires en haut de la hiérarchie, « ces sabreurs qui ordonnaient du bout des lèvres d’aller ouvrir au champ d’horreur leurs vingt ans qui n’avaient pu naitre », de dénoncer cette immense boucherie organisée. Jaurès l’avait fait avec courage et avec le résultat que l’on sait (faut-il rappeler qu’il l’a payé de sa vie), et il faudra attendre des chanteurs comme Brel en 1977 avec cette fameuse chanson du même nom.
Parmi ses contemporains, -hormis, dans un registre plus populaire, les anonymes de la Chanson de Craonne, promis au peloton d’exécution pour « désertion, lâcheté face à l’ennemi »-, Stravinsky est, me semble-t-il, le seul compositeur a l’avoir fait; mais avec l’aide de son complice Ramuz, sous le couvert de la fiction d’un conte pour enfants.
Peter Gabriel n’a pas eu besoin de ce subterfuge pour s’engager auprès des défenseurs des Droits de l’Homme, d’Amnesty international en particulier, même si une de ses plus célèbres chansons -publiée le même année que Jaurès– fut interdite sur les ondes de la BBC, la radio nationale anglaise, pour cause d’apartheid en Afrique du Sud: elle rendait hommage à un militant syndicaliste africain mort sous la torture, Steven Biko.
S’il a perdu sa belle crinière noire du temps de Genesis, et même s’il s’est un peu épaissi, la voix de Gabriel n’a rien perdu de sa force et de sa rockitude (que l’on me pardonne ce mot barbare, mais je ne trouve pas de synonyme), même si elle fatigue un peu après plus d’une heure et demi de concert. La qualité de ses compositions et de ses textes est restée intacte, celle-là même qui nous avait séduits dans ses albums solos et lors du concert SO de 1987 au Palais des Sports. Je ne doute pas que la majorité des 8000 personnes présentes au Zénith l’était à l’époque, car la moyenne d’âge est plus près de 60 ans que de 20.
Il y a sur scène, outre les musiciens, six machinistes qui manipulent des caméras sur grues et rails, animaux familiers, style diplodocus, suivant le maître de cérémonie qui semble les diriger et même les caresser: en tout cas, les images sont traitées en direct et retransmises sur écran géants, donnant au tout une dimension graphique supplémentaire.
Surtout, la « star » est toujours aussi bien entourée, avec ses fidèles compagnons de route depuis bientôt 30 ans, Tony Levin à la basse, David Rhodes à la guitare électrique, et David Sancious aux claviers.
Deux jeunes choristes aux voix aériennes et parfois enfantines, Linnea Olsson, également violoncelliste, et Jennie Abrahamson qui accompagnera le maestro sur le fameux Don’t give up, ont assuré une douce première partie, et complètent fort heureusement ce super groupe.
J’oubliais (en ce qui concerne seulement SO, l’album et le concert dont il est question), Manu Katché, l’homme qui remplace sans problème une batterie électronique, indispensable pour l’hypnotique Biko, que tout le monde attendait et qui clôturera le concert.
Septembre 1977
Port Elizabeth –
619 rue du Rayon de soleil
enfin la paix
Un seul siège se brisa
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Yihla Moya, Yihla Moya
est mort
Tu éteins juste une bougie
mais pas un grand feu
Si la flamme pouvait s’échapper
le vent la ferais encore grandir
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Yihla Moya, Yihla Moya
est mort
La longue nuit est beaucoup trop chaude
Je ne rêve plus qu’en rouge
Le monde dehors est noir et blanc
seule couleur de la mort
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Oh Biko, Biko, parce que Biko
Yihla Moya, Yihla Moya
est mort
Et tous, tous vous voient maintenant
vous voient maintenant, vous voient maintenant
ils sont là.
Peter Gabriel, qui dédie cet hymne aux étudiants mexicains assassinés récemment, est le type même de l’artiste engagé dont la notoriété lui permet de dire tout haut ce que son public pense tout bas (et le protège en même temps); en plus de son travail de musicien, il a même fondé une association pour témoigner des crimes contre l’humanité, Witness, Témoin***.
Mais cela ne nuit nullement à la qualité de ses créations et de ses concerts, dont même des chansons poétiques comme le très beau Mercy street adapté d’un recueil d’Anne Sexton (1928-1974)****:
…Regardant les rues désertes,
Tout ce qu’elle peut voir
Sont les rêves ayant pris forme
Sont les rêves devenus réels
Seulement les immeubles, seulement les voitures
Dans la tête de quelqu’un
Elle se représente le verre brisé, elle se représente la vapeur
Elle se représente son âme
Sans blessure…
Rêvant de la rue de la Pitié
Dans les bras de ton père à nouveau
Anne, et son père, est dehors dans le bateau
Chevauchant les eaux
Chevauchant les vagues sur la mer.
Et il paraphrasera Dostoïevski, dont l’Idiot fait dire au prince Michtine: « La Beauté sauvera le monde »; il aurait pu ajouter comme S. Boulgakov: « l’Art en est un instrument ».
En repartant avec mon ami guitariste dans le hall du Zénith parmi les centaines de buveurs de mauvaise bière et quelques petites gloires locales, je repensais au fameux poème de Gabriel Celaya***** si bien chanté par Paco Ibanez:
Poésie nécessaire
Comme le pain de chaque jour…
Comme l’air que nous exigeons treize fois par minute…
A la fois battement du cœur
De l’unanime et l’aveugle…
Chant qui donne de l’espace
A tout ce que nous portons en nous
D’espoir et de révolte…
Telle est ma Poésie,
Une arme chargée de futur
Avec laquelle je vise ta poitrine.
Non, l’engagement n’est pas nuisible à l’Art, il lui est même indispensable!
Et j’ose regretter que nous n’ayons pas en France un chanteur de la trempe de Peter Gabriel qui évoque la mort lors d’une bavure policière d’un manifestant non-violent; comme l’auraient fait Ferré, Brel, Brassens ou Ferrat…
E.Fabre-Maigné
21-XI-2014
* Compositeur russe du 20e siècle, Igor Stravinsky est né en 1882 et a vécu jusqu’à l’âge vénérable de 89 ans. Son apport à l’évolution musicale occidentale est considérable de même que son influence chez nombre de compositeurs des 20e et 21e siècles. Très connu pour son célèbre ballet le Sacre du Printemps, qui en son temps (1913) suscita un véritable scandale de par sa différence, Stravinski puisera son inspiration dans la première partie de sa carrière, dans le folklore russe. Il nous léguera L’oiseau de feu (1910), Renard (1916) et Les noces (1914-1923) qui ont toutes comme source d’inspiration un conte folklorique russe. L’histoire du soldat (1918) marque la fin de cette période où Stravinsky fût contraint à l’exil par la première guerre mondiale.
** mise en scène Jean-Christophe Saïs avec l’Ensemble orchestral TM+, direction Laurent Cuniot / Avec Serge Tranvouez, Laurent Cuniot, Mathieu Genet, Raphaëlle Delaunay.
*** WITNESS est une organisation fondée en 1992 par le musicien Peter Gabriel, qui a pour but d’utiliser la vidéo et les nouvelles technologies pour faire avancer les Droits de l’Homme. Elle permet ainsi d’utiliser la vidéo comme preuve devant une cour, une commission ou même devant les Nations Unies. C’est aussi un outil pour l’information du grand public, et un moyen de dissuasion pour les abus à venir. WITNESS permet enfin à des groupes locaux qui s’occupent de ces Droits d’avoir une aide globale, et ainsi de donner une plus grande force à leurs discours. 150 groupes dans 50 pays ont déjà reçu l’aide logistiques et les caméras vidéo de WITNESS pour dénoncer les crimes et les injustices dont ils sont victimes.
**** Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, née le 9 novembre 1928 et décédée le 4 octobre 1974, est une écrivaine et poétesse américaine.
http://www.poetryfoundation.org/bio/anne-sexton
***** Gabriel Celaya (1911-1991)
Poète espagnol, Gabriel Celaya, qui a composé l’essentiel de son œuvre après la guerre civile, fut d’abord ébloui par le surréalisme puis traversa une période de « prosaïsme existentiel », pour parvenir à une poésie généreuse, communautaire, qui exprime le fragile espoir de l’immense multitude: « La poésie n’est pas une fin en soi. La poésie est un instrument parmi d’autres pour transformer le monde »…