Il me faut avouer une chose ; quand j’ai vu Zebda sur scène la première fois, c’était vers la fin des années 80 dans une boîte rock aux murs peints en noir et très enfumée appelée le Tilt, située au beau milieu de la rue Denfert-Rochereau à Toulouse, ce qui se faisait de plus louche à l’époque, et j’ai trouvé ce concert affreux.
Mes amis et moi avions des groupes sérieux et nous martelions nos rythmes de bûcherons sans répit, nous envoyions du bois et nos riffs de Telecaster ou de SG contre les murs du fond, et nous poussions des hurlements comme de beaux diables devant des publics avides de sensations punk ou funk, mais qui ne refusaient pas de temps à autre une petite ballade acoustique du genre de Knockin’ on Heaven’s Door. Personnellement, attifé comme un cow-boy urbain, je sévissais dans un groupe d’écorcheurs à la sauce country américaine et nous avions un certain petit succès en ville. Les meilleurs d’entre nous étaient peut-être les Shifters.
Tout ça pour dire que l’apparition de ces zébulons vaguement reggae, de leurs unissons verbeux, de cette smala bondissante qui avait peut-être déjà, quand même, de vagues accents de Clash, nous médusa. Nos commentaires étaient on ne peut plus lapidaires et les franges de nos vestes dansaient dans la fumée tandis que nous glapissions.
Quand ce groupe de petits beurs remporta le concours de rock où nous étions tous inscrits, encore prêts à bondir sur le bouclier armés de manches et de têtes de pioche, l’affaire nous humilia. On se moque du rock ! Mais c’était il y a longtemps.
J’ai souvent croisé par la suite les membres de Zebda pour raisons journalistiques et, au début de leur carrière chez Barclay, peut-être de l’album au gamin palestinien jeteur de pierre, je n’ai pas su les interviewer. Je n’avais pas envie de les entendre parler de politique internationale, voilà tout, et j’avais tort. Patrick Bruel, en ce temps-là, me faisait le même coup, mais sans talent et avec une sorte de perruque sur la tête. Est-ce qu’un jour un artiste français daignera parler tout bonnement de musique, bon sang?!
Il y a quelques jours, j’ai retrouvé Mouss et Magyd, deux des trois chanteurs de Zebda, pour une émission sur leur nouvel album, qui est épatant, et le concert de bienfaisance prévu dimanche 12 octobre à la halle aux grains. La salle emblématique sera rendue pour l’occasion à ses grandes heures pop-rock (jadis, on y assista à des concerts des Simple Minds, de Rory Gallagher ou de James Brown) ou chanson (Barbara, Bashung…) ; le groupe du nord de Toulouse nous paraît à cheval sur ces deux mondes (et sur ses principes). Je les ai filmés à la halle, d’ailleurs, il y a deux ou trois ans, lors d’un concert « éducatif » organisé par l’association Classisco de Jean-Christophe Sellin et c’était quelque chose, les cris de joie et l’écoute des enfants. À une époque, c’était curieusement la grande salle du catch à Toulouse et les anciens se souviennent de l’extraordinaire champion l’Ange blanc.
Nos champions madrés d’aujourd’hui ont l’air toujours aussi motivés et toulousaings. Portés par un accent inimitable (les Parisiens croient que nous parlons comme à Marseille, comme dans le Midi), exotiques pour une part (« L’accent tué »), fortement engagés et écoutés par ailleurs, ils balancent à trois timbres (le plus agréablement rock’n’roll étant celui de Hakim), tour à tour ou ensemble, leurs intéressants et parfois beaux raisonnements sur la vie du peuple, leurs paroles importantes et justes (« L’envie »), au creux de mix compressés qui font gigoter sur les pistes ou rouler sur le gazon (« Essai »). Comme je le disais sur TLT, ces hommes de quarante à cinquante berges gambergent, ont eu voté avec ferveur, aiment et pratiquent l’action de proximité, jouent encore avec passion (Leur bassiste prend au plexus, le reste des musiciens ne recule devant aucun sacrifice pour avoir le son des Red Hot Chili Peppers) et jusque sous les fenêtres du Capitole repassé à droite, lors d’un récent concert de promotion sur un camion de pompier !
Ils mesurent leur chance, le chemin parcouru et le travail accompli, relèvent et font entendre la voix des Chibanis, se souviennent avec un brin de nostalgie que dans leur jeunesse ils ont remué leurs fesses et se sont libérés sur de la funky music (« Les petits pas »), mais s’aperçoivent qu’ils ont été bernés : leur héros d’enfance et des soirées télé John Wayne tuaient les Indiens et ils l’imitaient au pied des immeubles or c’était eux les Indiens ; ils étaient du côté de Geronimo mais ne le savaient pas (« Le panneau »).
Zebda : des Apaches avec parfois du panache et des Cherokees qui ioulent des hallalis, d’anciens « morfales » qui « mangent même les à-priori avec du riz », notre équipe métisse, les porte-drapeaux de la gauche en chanson, l’utopie qui se danse, une formule qui peut toujours agacer, des auteurs brillants et aussi, qu’ils le veuillent ou non, des faiseurs de tubes parfaits pour les soirées DJ au camping.
Êtes-vous du côté des Indiens, des perdants – des Troyens, comme le revendiquait le poète Mahmoud Darwich?
Mouss : Du côté des opprimés, c’est sûr. C’est à la fois une question de conviction, de conscience politique, mais aussi une source d’inspiration incroyable pour un artiste.
Êtes-vous des opprimés, vous-mêmes?
Magyd : Plus maintenant, parce qu’on a eu le privilège d’une trajectoire qui nous a émancipé ; la musique, l’expression. Mais nous sommes fils d’Algériens débarqués en France dans les années 60, donc on sait ce que ça veut dire. Nous avons grandi aux Izards-Trois Cocus et quand on vit dans ces quartiers-là, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Et ça donne naissance à un tas d’idées.
Des idées de toute sorte, jusqu’aux plus extrémistes donc. Vous a-t-on sommé, vous qui portez les noms Amokrane et Cherfi, de prendre position sur le terrorisme islamique?
Mouss : Non, ça s’est passé de façon plus insidieuse. Mais c’est un débat qui se pose : dans quelle mesure on serait obligé de se désolidariser de cette barbarie-là sous prétexte qu’on serait de culture musulmane… C’est une vraie et intéressante matière à réflexion. Notre parcours répond pour nous ; nous sommes progressistes et de gauche.
Vous croyez encore à la gauche?
Magyd : Au gouvernement, apparemment, non !
Dans la suite de cet entretien télévisé dont nous venons de retranscrire rapidement le début, les camarades de Zebda disent souvent « C’est comme ça », lancent à nouveau leur cri d’amour pour Toulouse, nous parlent des « r » qui ne se roulent plus au centre-ville, de la mémoire intime et historique des vieux, enfin de ces discothèques des années 80 où ils arrivaient à entrer et découvraient le cœur battant la musique noire américaine. Le funky notamment, qui n’est pas né de la dernière pluie avec Daft Punk, quoi qu’en pensent les enfants, et a été une source d’émancipation à travers ses héros (Jackson en tête, mais on entend le fabuleux Stomp! des Brothers Johnson dans le dernier film de Omar Sy), son rythme implacable, ses mélodies teintées de nostalgie ou de rage (d’amour ou de frustration). Ajoutons, parce que c’est la réalité, que le chiffre d’affaires généré par les artistes afro-américains et leurs œuvres a pu tomber dans l’escarcelle de la communauté pour la libérer du joug blanc (hum), au moins quelques centimes qui n’avaient pas été détournés par l’industrie ou les mafias.
Greg Lamazères
Le concert de la halle aux grains est donné au profit des associations San Filippo Sud (du nom d’une maladie rare) et Un Maillot pour la Vie (« Apporter un soutien moral, du rêve et de l’espoir aux enfants dont la vie a malheureusement croisé l’hôpital »).
L’album Comme des Cherokees est publié chez Barclay, sous diverses pochettes et en téléchargement.
L’émission Courrier Sud avec Mouss et Magyd est diffusée sur TLT à partir de vendredi 10 octobre à 19h45, également disponible en streaming sur Teletoulouse.fr