Ce qu’il y a de bien avec Eric Lareine, c’est que plus il prend de l’âge, plus il rajeunit; et nous avec.
Du 13 au 24 mai à la Cave Poésie, la Cave Poésie a eu l’excellente idée de donner une carte blanche à cet artiste totalement inclassable.
Si vous ne l’avez jamais vu sur scène, c’était l’occasion unique de le voir dans ses œuvres, avec tous ses amis musiciens de Jean-Luc Amestoy à Bernardo Sandoval (j’en passe et des meilleurs), sous toutes ses facettes et dieu sait quelles sont nombreuses. Mieux qu’une carte blanche, c’était deux semaines de folie, deux solos, deux duos, un film et pour finir, un jubilé.
Je m’arrêterai sur les soirées Mop Da Queen, car c’est peut-être là que se trouve la substantifique moelle du bonhomme.
La première fois que je l’ai vu débouler sur scène, c’était en 1994, au regretté Théâtre de la Digue, (une salle hantée de fantômes flamboyants, comme la Mounède, aujourd’hui toutes deux réduites au silence): « un vrai shoot de rock and roll », comme disait alors mon copain Jano, guitariste électrisé, parti depuis au paradis des musiciens. En 2000, il squattait le Bijou, avec déjà Jean-Luc Amestoy au piano; j’avais amené un ami amateur de grande musique et de grande chanson française, il avait été soufflé, et quelques jours plus tard m’avait écrit: « ton cher Léo (Ferré) peut dormir tranquille » ! Le 23 octobre dernier, lors de l’hommage au dit Léo, toujours avec Jean-Luc Amestoy, il avait fait chavirer la Salle Nougaro avec une version d’anthologie de La mémoire et la Mer. Entre temps, il nous avait fait le coup de l’Embolie, pour revenir avec leurs Enfants, au Théâtre Daniel Sorano, et certaines très jeunes spectatrices de ma connaissance n’en sont pas revenu.
Ce soir, il laisse d’abord la scène à Pascal Maupeu, le guitariste des Enfants, son jeune complice. Replié sur sa guitare, il joue des doigts, mais aussi des pieds, avec ses pédales d’effets, il cherche (et trouve souvent) la note bleue*. Son son, (plus facile à écrire qu’à dire) très sixties, me fait penser (comme l’amie Françoise) à Ry Cooder, mais aussi, par moments, au David Gilmour** d’Atom Heart Mother ou Ummagumma. Il déroule un tapis rouge de notes idéal pour Lareine, qui apparaît dans sa redingote noire, sa natte de vieux sage chinois terminée par un ruban rouge, sa légion d’honneur à lui. Et d’entrée, il nous assène a capella, la Chanson de la plus haute tour, de son ancêtre carolomacérien***, un certain Arthur Rimbaud:
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent.
Puis, le compte à rebours d’un futur pendu, un thème hélas tout à fait d’actualité en Egypte sous la férule militaire, ou au début du nouveau film de Tommy Lee Jones**** (que je vous recommande). Enchainé avec Tennessee Waltz revisité par Johnny Cash, puis Old Man de Neil Young, le canadien génial. Il a aussi invités au banquet Robert Zimmermann (Bob Dylan), Leonard Cohen (« une chanson d’amour à mourir de rire »), Billy Fury, JJ Cale… Même si René Daumal*****, le Poète du Grand jeu, est toujours présent, c’est à un retour à ses sources du Blues et du Rock and Roll qu’il nous invite; comme il sait magnifiquement le faire, toujours sur le fil du rasoir, entre cris et chuchotements: c’est un film, mais pas à la Bergman, plutôt un road movie.
L’humoristique lecture d’un extrait de l’histoire du rock and roll, façon cours magistral, confirme cette impression, même si je la trouve un peu longue, tant j’ai hate qu’il chante de nouveau.
Ses propres chansons, Marin à terre, Novembre est clandestin, l’Ange des rails, superbes dans l’écriture comme dans l’interprétation, ne dépareillent pas ce florilège. Bien au contraire.
Non content de chanter comme un beau diable, il danse (même assis sur sa chaise, et même s’il fait semblant de se cascader, on sait bien que c’est pour rire), il siffle comme un vrai yankee, et il joue de l’harmonica comme un Paul Butterfield*******.
Il nous donne le coup de grâce avec un Proud Mary*** (Creedence Clerwater Revival s’il vous plait) de derrière les fagots, et bon prince (c’est le comble pour Lareine), avec une berceuse pour nous faire faire de beaux rêves, mais pas n’importe laquelle: Julia de John Lennon!
Comme le dit mon voisin: « Ah, putain, que ça fait du bien ! ».
Personnellement, je suis reparti dans la nuit, après ce bain de jouvence, avec Lareine et Rimbaud à mes côtés; en remettant mes pas dans ceux du jeune homme que j’étais à l’ombre de la Basilique Saint Sernin, la tête pleine de notes bleues, il y a plus de quarante ans.
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal;
Oh! là! là! que d’amours splendides j’ai rêvées!
Good vibrations, my friend!
Elrik Fabre-Maigné
24 V 2014
* La note bleue est utilisée par les musiciens et les chanteurs de blues et de jazz à des fins expressives, pour illustrer la nostalgie ou la tristesse lors de la narration d’une histoire personnelle.
** guitariste du groupe Pink Floyd.
*** habitant de Charleville-Mézières.
**** The Homesman (le « rapatrieur »), avec Hilary Swank et Meryl Streep, un anti-western qui révèle une face cachée de l’Ouest, où les femmes ne valaient pas mieux que les Indiens, les Noirs ou le bétail. La photo est superbe, commas les acteurs, et l’histoire édifiante: on est loin de l’image d’Epinal que voulait donner l’histoire officielle. Ce film aurait bien mérité un petit prix à Cannes.
***** René Daumal (1908-1944), poète « révolutionnaire » dans l’écriture et la pensée, pataphysicien à la sauce Jarry, mis en exergue par les surréalistes; voir l’excellente (comme toujours) chronique de Gil Pressnitzer sur son site Esprits nomades :
www.espritsnomades.com/sitelitterature/daumal.html
****** bluesman blanc (1942-1987) qui connut son heure de gloire dans les sixties et les seventies, accompagnant même Bob Dylan justement, lorsque celui-ci électrifia sa musique, à Woodstock par exemple.